28.05 — 01.06.2023

Fabrizio Terranova Bruxelles

Isabelle Stengers, Fabriquer de l'espoir au bord du gouffre

cinéma — premiere

Cinema Galeries

Escalier (pour monter ou descendre) | Français → NL, EN | ⧖ 1h30 | €10 / €7

Une maison mystérieuse et une forêt magique se confondent dans un décor futuriste. C’est dans ce cadre que nous rencontrons, comme par enchantement, Isabelle Stengers, immergée dans un monde de sensations qui transpose sa pensée. Née à Bruxelles en 1949, Isabelle Stengers est l’une des philosophes majeures de son époque : depuis les réponses formulées à la sorcellerie capitaliste jusqu’à la réflexion sur notre monde malmené, elle a cultivé au cours des années une pensée qui résiste à l’ordre établi et des récits qui restaurent des mondes communs. Peu encline aux célébrations, elle se livre ici pour la première fois de manière tout à fait inattendue. Tout est perturbé dans cet espace fantastique et délirant qui l’entoure et dans lequel rôdent des chats, entre ruines et nouvelles perspectives. Avec ce joyeux portrait, le cinéaste Fabrizio Terranova repousse les limites du documentaire et, par une esthétique méticuleuse, poursuit ses recherches sur la nécessité de prendre soin de nos mondes. Après son portrait de Donna Haraway présenté au festival en 2016, il nous plonge dans un univers inattendu dans lequel Isabelle Stengers révèle que, au bord de l’abîme, l’espoir peut encore émerger.

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Isabelle Stengers, Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre

Comment filmer la parole et la pensée ? Comment porter à l’écran les voix que nous avons besoin d’entendre aujourd’hui ? Comment filmer celles et ceux qui incarnent et qui racontent ces perspectives nouvelles ?

Isabelle Stengers, Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre est le quatrième film de Fabrizio Terranova. Il succède à Absolute Beginners (2018), un moyen métrage réalisé en collaboration avec six personnes vivant avec la maladie neuro-évolutive de Huntington, les dé-disqualifiant pour en faire les expert·es de leur domaine. Il vient enrichir une filmographie déjà habitée par deux puissants portraits de femmes : Josée Andrei, an Insane Portrait (2010), un film en forme de collage consacré à la peintre, tireuse de tarot, licenciée en psychologie et en littérature moderne, photographe et aveugle de naissance ; et Donna Haraway: Story Telling for Earthly Survival (2016), qui donnait à entendre la pensée, le rire et le parcours de la philosophe, primatologue et théoricienne féministe états-unienne.

Empruntant son titre, « Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre », à un article d’Isabelle Stengers précisément dédié à l’œuvre de Donna Haraway, le nouveau film de Fabrizio Terranova est consacré à l’une des intellectuelles les plus importantes de notre temps. Philosophe des sciences, formée en chimie, professeure à l’Université Libre de Bruxelles, Isabelle Stengers a développé au fil des années une approche soucieuse des enjeux du présent. Résistant à l’organisation capitaliste du monde, elle défend une pensée écologiste, qui refuse l’extractivisme rationaliste pour encourager d’autres rapports au vivant. Une pensée qui vient « épaissir le réel plutôt que le réduire. » Une pensée collective, démocratique, non disqualifiante, qui soutient la nécessité de sentir et d’agir ensemble, réuni·es autour de nouveaux récits, et de nouvelles manières de les raconter. « Dis-moi comment tu racontes, je te dirai à la construction de quoi tu participes. »

Quelle existence cinématographique donner à cette parole et à cette pensée ? Telle était, déjà, la question formelle qui mobilisait le cinéaste dans son portrait de Donna Haraway. Nouveau film, nouvelle proposition, nouvelles réponses aux mêmes questions. Rencontrant Haraway, Terranova avait dû composer avec les exigences de la philosophe, et notamment celle d’être filmée chez elle, dans sa cuisine, une situation qu’il aurait préféré éviter. L’introduction, en incrustation et au montage, d’éléments perturbateurs, instiguant dans le réel un trouble de plus en plus grand, avait permis au réalisateur de jouer avec la contrainte, et d’inventer une forme documentaire originale, en accord avec la pensée d’Haraway. Tandis que la cuisine devenait océan, une pieuvre ondulait doucement derrière la philosophe.

Pour ce portrait d’Isabelle Stengers, la solution choisie a consisté à fabriquer un espace et une situation à l’artifice revendiqué, dont les coulisses sont dévoilées dès l’ouverture du film. Coiffure, maquillage, décor : l’interprète principale est traitée comme une actrice, et sa parole littéralement mise en scène. Engagé·es dans ce projet commun, philosophe et cinéaste se sont attaché·es ensemble à jouer à faire du cinéma. Flanqué de pans de murs en ruine, l’espace de travail d’Isabelle Stengers se trouve propulsé dans une temporalité hypothétique, où animaux et végétaux auraient, comme après une catastrophe, repris leurs droits. Les fougères poussent parmi les livres. De la mousse recouvre le canapé. Souches, terre, rochers complètent ce décor, que peuplent quelques chats décontractés. Le vent souffle. Les compositions oniriques de Lawrence Le Doux, déjà responsable des bandes sonores des films précédents de Fabrizio Terranova, parachèvent la construction de ce cocon.

C’est grâce à cette capsule de fiction que Terranova s’échappe du documentaire. C’est depuis cette cabane de cinéma, cette zone figurée de natureculture (pour utiliser un terme d’Haraway), détachée de notre espace / temps mais s’adressant directement à lui, que Stengers nous parle. Dans le film d’Hayako Miyazaki Nausicaä de la Vallée du Vent, la jeune Nausicaä, depuis son laboratoire souterrain, nous racontait ses tentatives désespérées de guérir un monde décimé par la civilisation industrielle. Stengers nous parle de science-fiction, envisagée comme un outil complémentaire à la philosophie, qui permettrait de tester des dimensions de possibles que notre monde n’accueille pas encore. Un outil narratif, bien sûr, car « comment comprendre sinon avec des histoires? » Et sa parole en a une, d’histoire, dont elle situe pour nous quelques étapes et figures, et notamment : Mai 68 (soit l’An 01 dans la bande dessinée de Gébé), ou la possibilité d’enfin entrer en contact avec le réel, un réel « dé-normalisé », débarrassé d’un ordre désormais sans raison d’être, pour se saisir des vraies questions ; les sorcières, d’hier et d’aujourd’hui, rescapées des bûchers dressés par les inquisiteurs, résistantes et légataires de savoirs ; la crise climatique planétaire ; les jeunes diplômé·es, refusant de participer au système auquel les a préparé·es l’enseignement ; les collectifs de militant·es, s’organisant pour ériger des Zones à Défendre.

Comment vivre dans les ruines, à l’écran mais surtout dans la vie ? Comment sentir, penser et agir, alors qu’autour de nous, s’effondre ce que nous tenions pour acquis ? En acceptant d’oublier nos certitudes pour apprendre collectivement, en embrassant la complexité et le doute, ici et maintenant, et non sur Mars (après avoir dévasté la Terre) ou dans une utopie hors-sol. En composant avec Gaia. En construisant entre vivant·es une culture de la confiance et de l’espoir. En s’interdisant la routine. En revendiquant, en hésitant, en spéculant. En mouvement.

  • Xavier García Bardón
  • Enseignant à l’ERG et à l’ULB, programmateur indépendant.

Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Cinema Galeries
Écriture et réalisation : Fabrizio Terranova | Intervenante : Isabelle Stengers | Avec la participation de : Asia Terranova | Chef opérateur : Tristan Galand | Ingénieur du son : Edith Herregods | Chef monteur image : Bruno Tracq | Monteur son : David Vrancken | Chef décorateur : Julian Gomez, Louise Vandervost | Musique : Lawrence Le Doux
Production : Wrong Men | Producteur : Benoit Roland | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Cinema Galeries, RTBF
Avec l’aide de : C.B.A., Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles
Avec le soutien de : tax shelter du gouvernement fédéral belge, taxshelter.be et ING

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