20 — 23.05.2021

The Living and The Dead Ensemble Port-au-Prince

The Wake

théâtre / performance / installation — premiere

Zinnema / Online

Français, Haïtien, Guyanese Creole → NL, EN | ⧖ 1h

The Wake est une pièce qui retisse une géographie éclatée, tel le miroir cassé d’un monde chaotique. Récits intimes et fables, cris de révolte et chants, revendications et délires, une assemblée essaie de se faire entendre. Y-a-t-il un futur possible au-delà de la répétition des catastrophes en tout genre ? Y-a-t-il un feu commun à partager avec ceux et celles qui ont perdu la parole ou ne l’ont jamais eu ? Lors de l’écriture de ce voyage incertain dans l’espace et le temps, les auteurs et autrices de The Living and The Dead Ensemble, un groupe d’artistes, d’interprètes et de poètes d’Haïti, de France et du Royaume-Uni, se sont également saisis de fragments de la pièce Melovivi ou le piège de l’écrivain haïtien Frankétienne. Par la relecture et l’actualisation d’une œuvre anticipant le tremblement de terre qui allait ravager Haïti, il y a dix ans, ielles faisaient de la veillée un espace visionnaire. The Wake est également présentée en ligne, dans une vidéo de la performance qui associe présence physique et fragments de scènes tournées à Clichy-Montfermeil et en Haïti.

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Polyphonie pour The Wake

The Living and the Dead Ensemble

Impossible, croit-on, d’éviter le commencement. Tout comme lorsque l’on rejoint une discussion en cours, que l’on prend place devant l’écran au beau milieu d’un film, nous voilà désorienté·es. Ainsi The Wake prend la norme par la queue. Une première réussite. On attend que le fil se déploie. Premier accès, une couleur. Une première voix comme point de repère, et petit à petit s’en approchent d’autres qui viennent se mêler au premier fil. Et là, déjà une corde. Pas le souvenir du trajet, mais quand-même la conscience de l’instant présent. Bonne nouvelle, on n’est pas perdu. Et puis, on entend sa voix, et d’autres voix familières dans les bouches des autres. D’autres corps qui ressentent les mêmes secousses et qui portent les mêmes traces que les nôtres. On s’y retrouve, la carte se dessine. Difficile pourtant d’anticiper les pas prochains. On avance confiants malgré tout. La bouche fardée de poésies. On voit déjà une lueur d’espoir, le feu au loin, vers lequel on chemine progressivement, les tremblements du monde sur nos épaules fatigués. Qui veut jette son fardeau dans les flammes. Voilà le rituel. Transformer notre complainte en fumée, et qu’elle s’évapore vers les hauts lieux. Certaines voix hésitent encore, attendent l’acte et le feu vert de l’efficacité. Alors elles s’approcheront au grand jour, lavées des regards oppressants. Enfin le geste. Et la flamme grandit. The Wake est une invitation à un rassemblement digne de nos tourments. Un aimant pour nos cris. Le goût amer des vents contraires. 

 

Dans la contrainte la plus morbide, 
The Wake ouvre sur des réalités casées dans le registre de l'impensable
T'as mis à nu les assassinats que certains se complaisent à voiler
Oh The Wake !
Un éveil au sommeil léthargique de l'État
Face aux turpitudes, tu clames ton droit partout et Ailleurs
Du tremblement de terre aux émois
Le feu attise ta position
Oh The Wake !
Accusé de coq à l'âne, parce que tes sujets restent inébranlables
Oh The Wake !
J'aime quand tu rebrousses chemin, lorsque l'esclavage et le néo-colonialisme marchent de pairs
Au bord de la falaise de la profanation, tu invoques le sacré
Oh The Wake !
Tu ne cesses pas d'évoquer à part égale la valeur de l'humain coincé dans un monde sans égalité,
travail de mémoire pour des actes laissés aux oubliettes…

 

A défaut d'être armée, The Wake utilise le verbe pour combattre le vide. Dans un noir accablant, naissent les phrases déplaisantes de notre réalité, sculptées par des notes déchaînées, parfois discordantes, qui essaient de conjuguer le monde dans ses modes et dans ses temps. Des orthographes entremêlées, des chants, des soupirs, des cris fixent nos dires débordant de colère et d’indignation. D’une voix à une autre, l’harmonie de faits révoltants emprunte l’alphabet de l’injustice. On extériorise le trac de notre quotidien. Pour certain·es, c’est la peur de ne pouvoir s’échapper d’une situation qui se dégrade aux profits des oppresseurs. Une danse, des gestes qui racontent une histoire, les toques d’un tambour rythmés sous nos pieds et dirigés par la cheffe d’orchestre qu’est notre douleur. C’est une manifestation, une festivité d’une beauté révolutionnaire. The Wake, comme une incantation, chasse les esprits qui voudraient nous faire croire que tout est acceptable sous l'empire de l'inégalité et le règne masqué de la dictature.

 

The Wake, un « tchaka » ou encore un « djak » comme appelé chez moi en Haïti ; mélange de tout ce que la bouche peut manger dans une chaudière. Dans le Vodou, on parle de « Manje Ginen », la nourriture de nos Ancêtres. Voilà, The Wake, à l’image de The Living And The Dead Ensemble ; « Ti rat pa konn fèt san ke », « tel père, tel fils ». L’Ensemble se tisse des fragments de nos dix vécus, l’Europe (France, Angleterre), le père illégitime des fruits de l’esclavage (Caraïbes, Haïti). The Wake, un tout, un mixage, un brassage multiforme (poésie, rap, slam, récit, chant, théâtre) joue avec le corps et la voix, qui sont les seuls canaux à notre portée pour véhiculer les différentes formes de revendications d’un peuple opprimé. Opprimé, mais fier, inventif et combatif. Le peuple de l’avenir. The Wake prend sa source à partir de notre rencontre avec Clichy-Montfermeil, une ville de la banlieue de Paris, en juillet 2019, puis trouvera sa forme en janvier 2020 à Port-au-Prince.


Port-au-Prince, 12 janvier 2020. Ce soir-là, nous avons annulé la représentation de The Wake au Lakou Tokèt – mais qu’est-ce que cela signifiait, pour les huit membres haïtiens de l’Ensemble, de revenir à des histoires personnelles d’il y a exactement dix ans ? Qu’est-ce que cela veut dire, plus tard, de placer ces histoires en relation à une autre ; Mélovivi ou le piège de Frankétienne ? Sa pièce, écrite deux mois avant le goudougoudou (tremblement de terre), met en scène deux personnages A & B, « …assiégés par des débris et des cadavres », et semblait prédire alors le chaos qui allait s’abatte sur Port-au-Prince le 12 janvier 2010. Dans la répétition de cette œuvre par l’Ensemble, incorporée en fragments, avec les personnages A & B fracturés en huit corps qui protestent contre le chaos du présent, peut-on trouver une sorte de retour qui avance dans l’espace et le temps, une vision prophétique du passé au travers d’une infinie répétition, un détour dans la forme de la spirale. 


The Wake est une œuvre qui rend possibles toutes interventions. « Hors sujet, hors contexte, ça n'existe pas », comme disait Franketienne lors d’une conférence au Centre d'art de Port-au-Prince. The Wake est une proposition esthétique qui s’enfuit des formes classiques. Nous vivons dans un chaos, tout s'entremêle. C'est aussi une œuvre qui dialogue avec Melovivi ou le piège. Elle adapte et s’adapte à la mauvaise situation actuelle du monde. Un peu partout, on manifeste contre les hauts placés qui ne sont pas à leur place. The Wake met notre angoisse, notre peine au chapitre. Car c’est la machine du monde industrialisé qui nous dirige de son discours. La mondialisation ne nous unit pas, elle crée des frontières de préférence. Avec The Wake, nous déconstruisons pour mieux recréer notre propre monde, remis à plat, égalitaire. 

 

The Wake… La veillée… 
Yon bagay ki makonnen nou… Un espace qui nous lie, qui nous rassemble…
Yon espas ki makonnen isit lan ak tout kote alawonnbadè…
Un espace qui rassemble l’ici et l’ailleurs…
The Wake… La veillée…
Sa vle di nou makonnen kit ou isit kit ou lòtbò dlo…
Cela veut dire qu’on est ensemble peu importe où tu te trouves, ici ou ailleurs…
Paske nou sanble… Paske n ap viv menm katchaboumbe a…
Parce qu’on se ressemble… Parce qu’on vit le même chaos…
Paske nan zòrèy nou se menm rèl la, rèl latè k ap depafini…
Parce qu’on entend la même rumeur, celle de la terre qui s’effrite…
Au commencement était le chaos
À présent, le chaos règne
Dans cette île d’où l’on vous parle
Au milieu de ce chaos…
Il y a la poésie…
Il y a un poète qui inspire
Ce poète qui relate la folie de cette île, la folie de cette terre qui se dérobe…
Au milieu de ce chaos
Il y a des poètes
Il y a nous
Il y a notre histoire
Cette histoire qu’on voudrait vous raconter
Et vous ? 
C’est quoi votre histoire ?

 

The Wake est un cheminement vers la compréhension, vers la sensibilité. C'est un espace pris entre un passé, un présent et un futur emmêlés dans une spirale portée à la fois vers le réel et l'imaginaire. C'est un moyen de dénonciation, une occasion de dire non à la dictature déguisée, de dire non à un néocolonialisme saupoudré avec des airs de technologies qui ne font que renforcer des frontières préétablies. C'est un espace de partage, partage de peines et de luttes. C'est un combat vers un monde inclusif. C'est une histoire de femmes et d'hommes racontée et contée avec et par ielles. C'est une rencontre interculturelle où la différence nous complète. C'est pour nous une occasion de dire ce que nous sommes, qui nous sommes sans demi-mesure, ni sans faux-semblants… 


The Wake prend la forme d’une nouvelle ère. En travaillant sur le vécu, le quotidien et l’avenir, c’est l’histoire de tout à chacun qui est entrain de se raconter. C’est un combat collectif, une voix qui tente de prendre la place de l’autre, des dires et des non dires, des chants en cacophonie, des corps qui se mélangent dans toutes leurs définitions. Visiblement. L’actualité de ce qui se passe en Haïti, comme à Clichy-Montfermeil forme le cœur de The Wake. Les inégalités sociales, raciales, les abus de la police, l’injustice. Où est passé l’argent de Petro Caribe ? « A question that is timidly extinguished ». Une jeunesse délaissée dans une époque où le monde devient chaos, où la rage se manifeste. Une lutte qui demande de la résistance, du partage, de l’interaction de l’une à l’autre, de la communication, de la compréhension et surtout de l’attention. 
La planète prend feu… 


The Wake est une pièce infinie, pas finie, jamais finie et toujours en train de faire semblant de finir pour mieux s’étendre autrement, ailleurs, dans un nouveau secret. Ici c’est la parole qui fait le lieu, un lieu habitable mais précaire qui accueille le feu du monde, un lieu qui bouge. Prendre la parole pour demander justice, au risque d’être encore dépossédé·e de la dernière chose que l’on a : un souffle, une voix. Alors parler ici est aussi une ruse et une protection, une manière de parler pour ne pas parler, de déparler. Paradoxe donc de The Wake, la veillée, comme l’émeute, ne saurait tout à fait être un spectacle, mais un moment vécu. Et c’est pour cela que tout s’y enfuit sans cesse, dans l’ombre du fond de la scène, dans le mélange des langues, des personnages et des souvenirs, de la littérature et du slogan, dans une cacophonie joyeuses qui est aussi une manière d’être au monde. 

 

  • Avec par ordre d’apparition : Léo Jean-Baptiste, Zakh Turin, Dieuvela Chéréstal, James Désiris, Louis Henderson, Mackenson Bijou, Sophonie Maignan, Cynthia Maignan, Rossi Jacques Casimir, Olivier Marboeuf

Présentation : Kunstenfestivaldesarts-Zinnema

Réalisation : Louis Henderson, Olivier Marboeuf | Interprètes : Rossi Jacques Casimir, Dieuvela Cherestal, Sophonie Maignan, Cynthia Maignan, James Desiris, James Peter Etienne, Mackenson Bijou, Leonard Jean Baptiste, Olivier Marboeuf, Louis Henderson | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Spectre Productions, Le théâtre de l’Usine, Les Ateliers Médicis, Z33, Savvy Contemporary

→ see also: Stream of Thoughts
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