19 — 22.05.2021

Amanda Piña Vienne / Santiago du Chili / Mexico

Frontera I Border – A Living Monument

danse — premiere

Vaux-Hall

⧖ 1h30 | €18 / €15 | En plein air

Frontera I Border – A Living Monument de la chorégraphe mexico-chilienne Amanda Piña s’ancre dans une danse surgie dans le quartier d’El Ejido Veinte of Matamoros, Tamaulipas, à la frontière séparant le Mexique des États-Unis. Cette chorégraphie est exécutée par des jeunes précarisé·es par un contexte d’extrême violence liée à cet espace liminal où prospèrent narcotrafic, militarisation et industrie du travail bon marché. La danse dont Amanda Piña s’inspire est à l’origine une « danse de conquête » des Chrétien·nes sur les Maures créée par les Espagnol·es. Durant la colonisation de l’Amérique latine, elle s’est transformée en outil de propagande raciste. La différence entre blanc et non-blanc s’y est ainsi vue exportée, car « L’Indien·ne » était forcé·e à incarner le·la « Maure » à dominer tandis que le·la Chrétien·ne représentait l’Espagne. Cette danse a prolongé sa métamorphose et peut être comprise comme un rituel de résistance aux forces coloniales et de nos jours, néolibérales. À travers l’exploration d’une chorégraphie frontalière où s’entrelacent la culture hip-hop, les récits coloniaux de même que les pratiques et le mysticisme indigènes, Amanda Piña rappelle également que la frontière n’est pas uniquement un lieu mais aussi une inscription dans les corps qui participe à leur processus de racialisation. Les corps eux-mêmes sont donc porteurs de frontières, et certains plus que d’autres.

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La proposition Frontera / Border met en évidence la complexité des constellations créées par le fait théâtral et politique de nos sociétés, et souligne la coexistence de l’esthétique et de l’éthique dans un monde performatif. Les textes ci-dessous rassemblent diverses voix et perspectives y renvoyant. Ces textes seront compilés dans l’ouvrage Human Movements Vol. 4. Danza y Frontera, à paraître à l’automne 2021.

1. La Géopolitique du corps dans la chorégraphie

Barrières et frontières corporelles         

Tras, tras, tras… traca, traca, tras, tras.
Traca, traca, tras, tras.
Tras, tras.
That is how the dance begins…
Rodrigo de la Torre

C’est en 2010 que j’entendis parler du groupe M20 pour la première fois, en surfant sur les réseaux sociaux. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un phénomène médiatique qui tentait de s’approprier YouTube et Facebook par la puissance à la fois martiale, acrobatique – et dans une certaine mesure même érotique – qui émanait de leurs corps.

La vitalité, l’effusion de l’élément masculin et l’énergie vibratoire des percussions m’incitèrent instantanément à danser, et me soufflaient la promesse de danser un jour aux côtés de Rigo. […] La complicité, le compagnonnage et la fraternité font de la danse un espace de mobilisation, d’échange affectif équitable entre les hommes. Les corps s’y servent de subtilités – calembours, matchs de foot ou autres encouragements – pour continuer à danser au-delà, tout en instaurant avant tout une bienveillance qui contraste avec l’apparence brutale de ses membres.

Politiques d’identité

Dans ma pratique de performeur et chorégraphe, je cherche depuis toujours à étendre les territoires de mon propre corps, et à interroger les frontières historiques, culturelles et épistémiques imposées par la pensée moderne et ses notions d’identité primant sur le corps.

Le projet colonial moderne d’identité a été conforté par des pratiques destinées à produire le Je à coups de discipline, de territorialisation et d’amélioration du savoir-faire du corps.

Cette pensée implique que nous soyons ce que nous faisons et ce que nous savons faire avec le corps. Nous formons et entraînons nos corps à le faire, que ce soit comme éleveurs ou danseurs, mais nous ne sommes rien qui ne soit un vécu inscrit dans le corps. Partant, la notion moderne d’identité s’est selon moi principalement construite à partir de l’idée d’être comme unique façon de nous énoncer au monde, oubliant le vécu de l’être dans d’autres corps. Et c’est à partir de cette notion que se développe notre subjectivité.

Je suis moi-même un artiste d’origine indigène, queer, formé principalement au langage chorégraphique de la danse folklorique mexicaine, et qui travaille toujours à la fois des danses ancestrales et d’autres techniques de mouvement. En cette qualité, j’ose affirmer que toutes les limites censément tracées entre nos territoires corporels et nos identités sont potentiellement extensibles et discutables dès lors que nous nous éloignons de nous-mêmes.

Géo-chorépolitique

[…] Il me semble important de souligner, en tant que performeur, que la corporalité de la danse Matachina invite implicitement à s’emparer d’une zone liminaire (une frontière) qui conteste le rapport binaire de domination / soumission mis en place par la pensée coloniale. Les postures et attitudes des danses indigènes – des corps contractés et courbés – sont souvent interprétées comme venant corroborer le discours du conquistador. Or, il en émane au contraire une gigantesque énergie et une tension contenue, distribuées en continu dans le corps à travers les puissants battements de pieds et le son omniprésent des maracas.           

  • Extrait d’un texte de Juan Carlos Palma

2. Rayons du soleil obscur. Danza y Frontera : Représentation culturelle et résistance performative

Matachines : Danse des Maures et des chrétiens     

Tel un souvenir culturel des conquistadors, le trope de la Danza de moros y cristianos s’est largement répandu sous le règne de Charles V dans l’empire mexicain brusquement anéanti. Danse parodique, elle révèle le traumatisme collectif des Habsbourgeois provoqué par la présence des Maures dans la péninsule ibérique, et met en scène des chrétiens combattant des Arabes. Le grand format de la fiesta Danza de moros y cristianos, et sa version réduite, la danza, mettant en scène la Reconquista en Europe, étaient diffusés dans le Nouveau Monde comme un modèle interdisciplinaire prometteur (et une reconstitution) destiné à soumettre les indigènes païens et les inciter à se convertir.

Ses fonctions étaient les suivantes : 1. légitimer la christianisation à travers un combat prétendument équitable, 2. coercition militaire et, 3. démontrer la supériorité technologique du colonisateur. Je m’arrêterai avant tout à la forme spécifique de la Danza de los matlachines telle qu’elle est interprétée dans la région frontalière du nord du Mexique (1), et dont l’œuvre chorégraphique contemporaine de Torre se fait l’écho.

La danse Matachina met traditionnellement en scène les personnages suivants : le Monarque (Moctezuma), la Malinche (traductrice et maîtresse indienne de Hernán Cortés, présentée souvent comme l’épouse ou la fille de Moctezuma), l’Abuelo (l’ancêtre), le taureau (qui représente à la fois Cortés et l’Europe) et 10 à 14 danzantes. Sur scène, deux groupes s’opposent (les indigènes ‘infidèles’ et les chrétiens catholiques), habillés de nombreux rubans et couvre-chefs colorés, et portant des maracas et la palma, un objet en bois à trois fourches. Dans l’ultime combat face au taureau, le ‘bien’ triomphe du ‘mal’ et Moctezuma et les indigènes se convertissent au catholicisme. La Danza de los matlachines, est la danza de conquista, la danse de la conquête. Elle est pourtant toujours interprétée à ce jour, tant par les communautés espagnoles qu’indigènes, lors de festivités. Pourquoi ?

La version indigène populaire s’est emparée de la danse matachina en proposant sa propre version du mythe : Moctezuma et ses compagnons ressuscitent sous la forme de spectres de guerriers messianiques et, avec Malinche revenue dans leur camp, ils libèrent les Amériques du joug des puissances coloniales dans une reconquista future.

  • Extrait du texte de Nicole Haitzinger, à paraître dans EHM.Vol.4 Danza y Frontera

3. Esthétique décoloniale

La frontière et le masculin     

La question que suscite Danza y Frontera est celle de la masculinité aux frontières, et la façon dont elle surgit dans un système capitaliste paralégal et brutal. Les cartels de la drogue ne sont pas une anomalie dans les processus sociaux, ils sont une part intégrante du système capitaliste. On pourrait les voir comme un extrême, comme une représentation du capitalisme poussé à l’extrême suivant le diktat néolibéral du capitalisme sans régulation. Du point de vue financier et du flux d’argent, le commerce de la drogue est comparable à celui du pétrole.

Que se passe-t-il lorsque, assujetti dans ces circonstances aux rouages mécaniques du capital, on le devient, on devient cette machine ? Quel est la marge de manœuvre dont nous disposons ? Quelle est l’issue […] ?

Danser à la frontière est une manière puissante de contester l’oppression subie et l’assujettissement à la violence. Les danses frontalières sont la mise en scène d’une réponse puissante à ces conditions. Elles contestent et produisent une tension avec et contre l’ordre imposé par le système capitaliste et patriarcal paralégal. Elles présentent une réponse décoloniale sous certains aspects, et pas sous d’autres. C’est une danse qui recherche le corps incarné dans l’incarnation du capital.

  • Extrait du texte de Rolando Vazquez

4. L’invocation d’une danse ancestrale future

Racines indigènes, narcopoésie et métissage dans la danse des limites (Au sujet du quatrième tome de la recherche sur les mouvements humains en voie de disparition)     
Du Matamoros à la forteresse Europe : se réapproprier la présence     

Dans Danza y Frontera, la coexistence de concepts chorégraphiques indigènes et occidentaux est également présente de manière implicite. Elle recontextualise en effet la danse de Matamoros. La mise en scène proposée fait un parallèle entre la danse traditionnelle, dite de conquête, dans laquelle les rôles indigènes survivaient par assimilation historique et déguisés sous le nouvel ordre imposé, et les migrations de populations racisées vers ce qu’on appelle le Nord mondialisé. Elle est devenue la danse de la jeunesse ouvrière précarisée et marginalisée à la frontière du Mexique et des États-Unis.

Grâce à la collaboration avec les danseurs de Matamoros, Danza y Frontera – telle que présentée au théâtre ou au musée et dans la version Frontera / Border, A living Monument, créée à la demande du Kunstenfestivaldesarts –, est à la fois une danse et un manifeste pour celles et ceux qui prennent le risque de traverser des frontières pour s’échapper ou trouver des conditions de vie où exister. La danse déracinée devient celle d’un territoire nouveau dont peuvent s’emparer les corps dansants des sujets frontaliers : les territoires exclusifs de la forteresse Europe.

  • Extrait du texte de Amanda Piña

(1) Voir : Max Harris, « The Return of Moctezuma: Oaxaca’s ‘Danza de la pluma’ and New Mexico’s ‘Danza de los matachines’ », TDR (1988-), Vol. 41, no 1, (Spring 1997), pg 106-134 ; et Max Harris, « The Arrival of the Europeans: Folk Dramatizations of Conquest and Conversion in New Mexico », Comparative Drama, Vol. 28, no 1 (Spring 1994), pg 141-165.

 

Présentation : Kunstenfestivaldesarts-BOZAR-Ville de Bruxelles/Stad Brussel

Direction artistique, chorégraphie : Amanda Piña | Conception artistique : Michel Jimenez | Chorégraphie, transmission : Rodrigo de la Torre Coronado | Recherche : Juan Carlos Palma Velasco, Amanda Piña | Performance : Matteo Marziano Graziano, Daphna Horenczyk, Paula Andrea Chaves Bonilla, Dafne del Carmen Moreno, Juan Carlos Palma Velasco, Cristina Sandino, Rodrigo de la Torre Coronado, Lina María Venegas, Marco Torrice, Ezra Fieremanz, Juan Cruz Cizmar | Transmission à Bruxelles : Dafne del Carmen Moreno, Melting Pot dance practice | Musique en direct, composition : Christian Müller | Percussion en live : Julio Cesar Cervantes Herrera | Recherche, théorie, dramaturgie : Nicole Haitzinger | Costume : La mata del veinte, Julia Trybula | Gestion de la production : nadaproductions, Janina Weißengruber, Daniel Hüttler | Distribution internationale, gestion des tournées : Something Great (Berlin) | Conseiller principal : Marie-Christine Barrata Dragono | Management : Angela Vadori Smart.at | Production : nadaproductions | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Kiasma Museum of Contemporary Arts Finland, asphalt Festival Düsseldorf | Financé par : Ville de Vienne (Kulturabteilung der Stadt Wien) | La recherche de EHM Vol.4 Danza y Frontera a été développée avec le soutien de : Ministère des Affaires étrangères du Mexique, Ambassade du Mexique à Vienne ; l'Ecole nationale de danse folklorique du Mexique, INBA, Institut national des Beaux-Arts du Mexique | Performances à Bruxelles avec le soutien du Österreichischen Kulturforums Brüssel

→ see also: Stream of Thoughts
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