12 — 14.05.2017

El Conde de Torrefiel Barcelone

La posibilidad que desaparece frente al paisaje

performance

Zinnema

Espagnol → FR, NL | ⧖ 1h20 | € 16 / € 13

Depuis sa fondation en 2010, El Conde de Torrefiel ne cesse d’agiter la scène théâtrale internationale. Adeptes de l’hybridité des genres et des formes, entre théâtre, chorégraphie, musique, vidéo et narration, les jeunes Espagnols posent un regard acerbe sur l’Europe d’aujourd’hui. En 2017, c’est déjà la troisième année d’affilée qu’ils viennent au festival. Avec La posibilidad que desaparece frente al paisaje, la compagnie franchit une nouvelle étape, plus proche de l’abstraction. Mais si images, corps et textes semblent déconnectés, leur confrontation n’en devient que plus lourde de sens. Le spectacle propose un tour d’Europe en dix villes choisies pour l’imaginaire possible qu’elles véhiculent. Quatre performeurs et une voix off flegmatique viennent peupler ces dix paysages, multipliant les points de vue sur un continent chargé d’histoire. Entre la carte et le territoire se dessine une ligne nette, qui révèle la barbarie enfouie sous l’agréable beauté et la passivité extrême de nos vies quotidiennes. Qu’ils soient ceux d’anonymes ou d’intellectuels célèbres, les mots donnés à lire ou à entendre nous invitent à questionner notre propre regard. Percutant.

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Entretien Tanya Beyeler & Pablo Gisbert

Quand et comment la compagnie El Conde de Torrefiel a-t-elle été fondée ?

Tanya Beyeler C’est en 2010 que la compagnie est devenue professionnelle et que nous avons commencé à nous produire en public. Jusque-là, El Conde de Torrefiel avait permis à Pablo Gisbert de présenter des petites pièces ou des exercices en dehors du cadre académique de l’École supérieure d’art dramatique [RESAD] de Madrid ou de l’Institut du théâtre de Barcelone, où il faisait ses études. Au départ, nous avions conçu El Conde de Torrefiel comme un projet collectif, mais très vite nous avons constaté qu’il s’agissait là d’un idéal difficile à mettre en pratique. Pablo et moi avons donc pris en main l’organisation de la compagnie. Chaque spectacle est en revanche conçu de façon collective. La constante, ce sont les textes, toujours écrits par Pablo. Mais la forme finale résulte de la combinaison des individus qui ont pris part à la création, c’est le choix des personnes avec qui nous allons travailler qui détermine le spectacle à venir. C’est dans ce sens que l’on peut parler de création collective.

À quel moment écrivez-vous les textes de vos spectacles ?

Pablo Gisbert Quand nous créons un spectacle, le texte arrive toujours en dernier. Nous commençons par une chorégraphie, une dynamique, une composition de mouvements dans l’espace. Le point de départ de notre travail, c’est ce que nous allons donner à voir, la couleur du spectacle. Nous ne livrons pas un texte à des acteurs. D’ailleurs, dans La posibilidad que desaparece frente al paisaje, les quatre interprètes présents sur scène sont un acteur, un danseur, un poète et un musicien. Pendant deux ou trois mois, nous travaillons sans texte. Nous nous voyons en dehors des répétitions, nous discutons des sujets qui nous intéressent, qui sont tout ce qu’il y a de plus banal : l’amour, la mort, la famille, l’argent, les amis… Et ce n’est que durant les deux dernières semaines que j’écris, en tenant compte de tous ces échanges et du travail accompli durant les répétitions.

TB Ensuite, pendant les derniers jours, nous combinons le texte et l’image, nous cherchons les articulations possibles. C’est aussi une question de confiance. Pendant que Pablo réfléchit au texte qu’il finira par écrire, nous nous occupons de la forme. Nous travaillons séparément, mais au sein d’un même processus de création. Cela finit toujours par s’emboîter. L’énigme finit toujours par être résolue.

PG Plus que le théâtre, c’est la danse qui nous intéresse, l’abstraction sur scène. Nous ne cherchons pas à élaborer une construction intellectuelle, nous préférons d’autres formes de vie, qui peuvent être illogiques ou contradictoires. Cela peut sembler paradoxal, vu que durant une heure et demie nous proposons du texte à lire. Mais commencer une création, c’est partir à l’aventure. Une aventure avant tout charnelle.

Quelle place occupez-vous sur la scène espagnole contemporaine ?

TB Nos premiers spectacles étaient programmés trois ou quatre jours dans des salles alternatives. Tout a changé avec notre troisième pièce, Escenas para una conversación después del visionado de una película de Michael Haneke [Scènes pour une conversation apres le visionnage d’un film de Michael Haneke], qui deux ans après sa création a commencé à tourner hors d’Espagne. D’ailleurs il n’est pas rare de voir des compagnies espagnoles se faire connaître plutôt à l’étranger. Il existe néanmoins en Espagne des espaces alternatifs sans lesquels El Conde de Torrefiel ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Je pense par exemple au théâtre Pradillo, à Madrid, ou à l’Antic Teatre de Barcelone. Le théâtre Pradillo a programmé durant deux semaines – c’était presque suicidaire ! – Escenas para una conversación después del visionado de una película de Michael Haneke, à l’époque où personne ne nous connaissait, mais la stratégie s’est avérée payante : chaque jour, il y avait de plus en plus de spectateurs. C’était en 2012 et depuis, chaque année, le théâtre Pradillo nous a ouvert ses portes. Nous y avons par exemple été accueillis dans le cadre du projet El lugar sin límites [Le lieu sans limites], où nous avons pu côtoyer d’autres artistes espagnols comme Rodrigo García ou La Ribot, ainsi que l’Argentin Federico León. En 2013, nous y avons présenté La chica de la agencia de viajes nos dijo que había piscina en el apartamento [La fille de l’agence de voyages nous avait dit qu’il y avait une piscine dans l’appartement] à l’occasion du Festival de Otoño a Primavera, qui a lieu tous les ans à Madrid et qui nous a permis d’avoir une plus large audience, même si le fait de présenter notre travail dans un cadre institutionnel et devant un public qui ne nous est pas familier n’allait pas de soi.

Identifiez-vous des filiations entre votre travail et celui d’autres artistes espagnols ?

PG J’ai 33 ans. Quand j’en avais 20, j’allais voir les spectacles de gens qui en avaient 33 à l’époque. Je suis très intéressé par le travail de compagnies comme El Canto de la Cabra, Lengua Blanca, d’artistes comme Angélica Liddell, Rodrigo García, Roger Bernat, Tomás Aragay, de chorégraphes comme Elena Córdoba ou Sofía Asencio. Et j’ai surtout beaucoup d’affinités avec les artistes présents sur le site tea-tron.com : une communauté virtuelle qui n’existe pas en chair et en os mais dont je me sens très proche.

TB Je n’ai pas la sensation d’appartenir à une famille esthétique. Si famille il y a, c’est parce que nous partageons un même temps présent, mais il y a une grande diversité de formes entre nous.

Quel est le fil directeur de votre spectacle La posibilidad que desaparece frente al paisaje ?

TB Notre objectif était de créer sur scène un état contemplatif, un espace de la réflexion plus que de l’action. Il s’agissait de faire une pause, nous en avions besoin. C’est à cela que le titre fait référence : il y est question de paysage, donc aussi de contemplation, de réflexion. À partir de là, d’autres questions se posent : que regardons-nous ? Qu’est-ce qui se cache sous le paysage que nous voyons ? Ce qui en ressort, c’est l’idée d’une guerre voilée.

PG Le spectacle est aussi sous-tendu par la notion de diversion. Y sont représentées des scènes de jeu, de spectacle, des réunions mondaines, des événements culturels, des conférences, des concerts, des séances photo… Nos vies sont remplies d’activités – théâtre, cinéma, concerts, rendez-vous, réunions, conversations sur WhatsApp, aller faire ses courses au supermarché… – mais nous vivons dans la passivité la plus absolue. Ce contraste schizophrène entre une extrême activité et une extrême passivité est l’un des moteurs de la pièce.

TB Une de nos références est le livre de Michel Houellebecq, La Carte et le territoire : il y a d’un côté le dessin du territoire et de l’autre ce qui secache derrière, la matière réelle. Qu’y a-t-il sous cette géologie, qu’est-cequi transpire sous cette terre, quelle est son histoire, son passé ? Le spectacleest fait d’images empreintes de beauté, de tranquillité, mais lestextes projetés ou prononcés en voix off sont bien plus violents, voireagressifs.

On trouve dans le spectacle des références à Michel Houellebecq, Paul B. Preciado, Spencer Tunick, Zygmunt Bauman…

PG Tous les textes du spectacle sont inventés. Nous les leur attribuons, mais c’est de la fiction. Nous utilisons leur image pour pouvoir la manipuler. Il n’y a rien de documentaire là-dedans.

TB Ils sont des fétiches culturels, des icônes, des dieux païens. Mais notre idée était aussi de parler de situations impliquant des intellectuels et des anonymes, qui offrent divers points de vue sur le monde tout en partageant le même temps et le même espace. Il s’agit d’expériences collectives, simultanées, mais qui au plan individuel sont vécues de façons très différentes. D’où les dix paysages, qui correspondent à dix villes : Madrid, Berlin, Marseille, Lisbonne, Kiev, Bruxelles, Thessalonique, Varsovie, Lanzarote et Florence. Sur une même planète et au même moment, des gens sont en train de vivre des expériences totalement différentes. Nous pouvons regarder ensemble le même paysage, nous ne partagerons pas la même expérience

Qu’est-ce qui a déterminé le choix de ces dix villes ?

PG Nous avons d’abord choisi Madrid, parce que c’est là que la pièce a été créée. Et puis parce que l’Espagne a beau être un pays peuplé de fachos, ça reste un beau pays. Donc, pour commencer, Madrid.

TB Il faut aussi tenir compte du fait que chaque nouveau paysage est annoncé par le nom de la ville, projeté sur un écran de six mètres de large. Le mot est une image en soi. Nous avons choisi les images en fonction du nom de la ville : ses sonorités, ce qu’il évoque, l’imaginaire véhiculé par le mot, l’esthétique du nom.

PG Toutes ne sont pas forcément des capitales, mais ce sont des villes européennes, disons plutôt de l’Europe du Sud et de l’Est. Imaginez un tour d’Europe pour touristes japonais : « Visitez l’Europe en dix jours », ou bien « Lisbonne en dix minutes »…

TB Mais ce sont des paysages qui cachent bien des choses. Je pense au film Shoah, de Claude Lanzmann, qui montre des forêts, des paysages bucoliques, pour ensuite révéler les massacres qui ont eu lieu à ce même endroit, des années auparavant. Les mots racontent l’horreur tandis que le spectateur voit des prairies et des forêts. À la fin de La Carte et le territoire, Jed Martin, qui a passé sa vie à photographier des objets, des cartes Michelin, décide de filmer des objets abandonnés dans la nature, dévorés par cette même nature. Au final, il ne restera plus rien de nous non plus.

PG Les camps de concentration ont laissé place à de beaux paysages et si personne ne rappelait les horreurs qui ont eu lieu, on pourrait croire qu’il ne s’est jamais rien passé. Ce que nous voulons montrer, c’est la barbarie, la saleté enterrée sous ces dix villes. Comme si, de part et d’autre d’une ligne horizontale, il y avait deux possibilités de paysage.

Propos recueillis par Christilla Vasserot pour le Festival d’Automne à Paris 2016

Écrit & développé par

El Conde de Torrefiel, en collaboration avec le performeurs
 

Mise en scène & dramaturgie

Tanya Beyeler & Pablo Gisbert
 

Texte

Pablo Gisbert
 

Avec

Tirso Orive Liarte, Nicolás Carbajal Cerchi, David Mallols & Albert Pérez Hidalgo
 

Voix-off

Tanya Beyeler
 

Lumières

Octavio Más
 

Scénographie

Jorge Salcedo
 

Musique

Rebecca Praga & Salacot
 

Création sonore

Adolfo García
 

Chorégraphie

Amaranta Velarde
 

Direction technique

Isaac Torres
 

Conseils dramaturgiques

Roberto Fratini
 

Traduction

Marion Cousin (français), Ann Helena Remans (néerlandais)
 

Présentation

Kunstenfestivaldesarts, Zinnema
 

Production

El Conde de Torrefiel (Barcelone)
 

Coproduction

Festival TNT – Terrassa (Barcelone), Graner, centre de creació (Barcelone) & El lugar sin límites – Teatro Pradillo – CDN (Madrid)
 

Avec le soutien de

Iberescena, La Fundición Bilbao, Antic Teatre (Barcelone), ICEC – Generalitat de Catalunya, Institut Ramón Llul, INAEM – Ministerio de Cultura

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