30.05, 31.05, 02.06, 03.06.2023
Depuis près d’une décennie, les réalisations graphiques et les fresques de Victoria Lomasko ont constitué un contrepoint au discours officiel russe. À l’aide de son œuvre, elle a témoigné d’événements et de manifestations dans plusieurs villes russes, créant une contre-archive politique inestimable. Ses réalisations précédentes incluent Feminist Travels, un compte rendu graphique du procès des Pussy Riot, et Other Russias, un témoignage de la vitalité des mouvements LGBTQIA+ et en faveur de la démocratie. Depuis plusieurs années, Victoria Lomasko est dans le collimateur des autorités russes. Elle a fini par fuir Moscou peu après l’invasion en Ukraine, se sachant plus que jamais visée. Après un passage à Bruxelles, elle se réfugie en Allemagne. Malgré sa position d'opposante politique, Lomasko a été confrontée ces derniers mois à l'exclusion en Occident en raison de son passeport russe. Pour le festival, elle crée Five Steps, une performance-conférence mêlant la parole et le dessin. Elle y retrace cinq étapes de la vie d’un·e artiste dissident·e : l’isolement, la fuite, l’exil, la honte et l’humanité. Victoria Lomasko livre un aperçu unique du quotidien sous le régime de Poutine et décortique à la fois les récits produits pendant la guerre et le rôle potentiel des artistes pour répondre à ceux-ci.
Five steps : extraits
1. Isolement
Tous mes visas ont expiré après le début de la pandémie en 2020, et il m’était impossible d’en obtenir de nouveaux car je n’avais pas accès aux vaccins étrangers. J’ai donc passé deux ans en Russie sans jamais en sortir. J’ai sillonné mon quartier à la recherche de sujets pour de nouvelles œuvres. […]
[…] Dans le métro, je me retrouvais parfois dans le dénommé Train de la Victoire, orné de photos de soldats soviétiques brandissant des fusils automatiques et d’affiches antifascistes. Au début, j’ai tenté d’éviter les signes avant-coureurs, puis j’ai décidé de les décrire et de les dépeindre. À plusieurs reprises, j’ai fait un détour pour visiter le complexe muséal du Patriot Park, où les chars sont alignés en rangs interminables et où l’immense étendue est parsemée de statues militaristes. À l’entrée du parc se trouve la cathédrale principale des forces armées russes, qui ressemble à un château de film d’horreur. C’est là que j’ai compris que le régime de Poutine nous entraînerait inéluctablement dans une nouvelle guerre. C’est là que j’ai trouvé les sujets de mon nouveau travail : la forêt lugubre, dont les branches se transforment en armes automatiques, et les monuments soviétiques qui s’animent pour se venger.
2. Fuite
J’ai compris que si je restais en Russie, la police entrerait bientôt dans mon appartement. Elle fouillerait dans mes dessins, lirait mes écrits et détruirait mes archives. Il n’y a pas de justice en Russie : je pourrais être emprisonnée pendant trois ans, voire dix. Poutine pourrait décréter la loi martiale à tout moment. Il pourrait fermer les frontières. J’ai commencé à avoir des crises d’angoisse. Je devais changer de chemise et de chaussettes trois fois par jour. Mon corps était trempé de sueurs froides. Cela aurait été plus facile pour moi de courir au milieu de la foule, de jeter des pierres et d’essayer de brûler tout ce qui se trouvait sur mon chemin que de me sentir … comment me sentais-je exactement ? Pendant tout ce temps, j’ai pensé aux images de l’aéroport international de Kaboul en 2021 : le dernier avion décolle et une foule de personnes espérant s’échapper vers le monde libre et ouvert est laissée derrière, sur le tarmac.
3. Exil
Pourquoi n’ai-je pas emporté mes stylos de calligraphie favoris ? Pourquoi n’ai-je pas emporté mes stylos à dessin préférés ? Cette petite boîte à stylos n’aurait pas pris beaucoup de place dans ma valise. Je me trouve au milieu de Schleiper, un grand magasin de fournitures artistiques à Bruxelles. C’est mon deuxième jour en Belgique et je suis venue acheter du matériel de dessin.
Lorsque la tragédie frappe, on abandonne toute pensée rationnelle. Je ne pense pas aux parent·es âgé·es que j’ai laissé·es derrière moi, aux ami·es en danger en Russie, à mon appartement moscovite que j’avais transformé au fil des ans en un atelier confortable. Je songe à mon plumier.
5. Honte
Qu’avons-nous ressenti ? De l’angoisse. De la peine. La honte que le régime criminel de Poutine commettait tous ces nouveaux crimes au nom des citoyen·nes russes. Avons-nous ressenti une culpabilité collective ? Pas moi. Pendant plus d’une décennie, j’ai fait tout ce qu’un·e artiste politique pouvait faire. [Mon amie] A. ne se sentait pas coupable non plus. Elle était née en province et avait travaillé dur pour venir à Moscou. Elle a financé ses propres films sociaux et politiques, a travaillé avec des migrant·es d’Asie centrale et a participé à toutes les actions de protestation possibles. Malgré tout, alors que nous étions assises à la table de quelqu’un d’autre pour manger nos pâtes, il nous semblait que nous étions en présence d’ombres – les ombres de personnes fuyant les bombardements en Ukraine.
5. Humanité
Lorsque nous sommes impliqué·es dans des processus historiques d’ampleur, les choix de chaque personne se situent quelque part sur un spectre qui comprend le crime, l’indifférence et l’héroïsme. Il est évident qu’une personne qui appelle au meurtre et à la destruction en Ukraine et une autre qui aide les réfugié·es en Russie au péril de sa vie, représentent deux univers absolument différents. Derrière ces choix se cache toute l’existence d’une personne : les millions de petits choix effectués jusqu’à ce moment-là. Les jeux géopolitiques dont le fonctionnement repose sur des distinctions claires entre les bonnes et les mauvaises nationalités ne peuvent mener à rien de sain. Mais l’idée d’une seule humanité composée d’individus uniques est un gage de progrès collectif.
- Les extraits de Five Steps ont été traduits du russe par Mark Krotov et initialement publiés par le magazine n+1.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Les Brigittines
Un projet de : Victoria Lomasko avec la participation de A. M.
Commandé et produit par Kunstenfestivaldesarts