21 — 26.05.2023

Basel Abbas & Ruanne Abou‑Rahme Ramallah-New York

May amnesia never kiss us on the mouth: Only sounds that tremble through us

installation performative

Les Brigittines

Accessible aux personnes en chaise roulante | Arabe, Anglais → FR, NL | ⧖ ±45min | €10 / €7

Avec leur précédent projet May amnesia never kiss us on the mouth, les artistes Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme ont collecté en ligne, pendant dix ans, les enregistrements de chants et de danses de résistance qui dénoncent l’appropriation de terres ou des déplacements forcés dans plusieurs communautés en Iraq, Palestine, Syrie et au Yémen. À partir de cette recherche, iels ont conçu une installation vidéo performative continue – Only sounds that tremble through us – qui permet un dialogue entre ces archives et des danseur·euses et musicien·nes de Ramallah. Un paysage bouleversant dans lequel voix, langage poétique et mouvements résonnent aux quatre coins de la chapelle des Brigittines. Les écrans sont partiellement obstrués, empêchant de voir l’image dans son intégralité. Scindées et butant contre les murs, les images se dispersent à l’instar d’une diaspora forcée. Elles renvoient à quelque chose qui ne peut être reconstruit, tels les mots éclatés d’une phrase poétique. Conçu pour la première fois pour une salle de spectacle, Only sounds that tremble through us déploie toute sa puissance performative : plusieurs communautés disloquées résistent à leur propre effacement par le chant et la danse et expriment leur résistance en s’appropriant fièrement l’usage d’un langage poétique.

"Ce que Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme ont fait ici de façon magistrale, c'est de traduire et de renforcer le rôle de l'artiste en tant qu'orateur·ice pour l'autre" Mousse Magazine

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S’attarder dans le fragment

Des strates visuelles et sonore qui résistent à l’effacement colonial

Travaillant dans l’espace entre le virtuel et le physique, Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme ont développé une pratique collaborative, à la fois poétique et obsédante. Les artistes ont recours à des stratégies complexes pour superposer le son, l’image et le texte dans une tentative de mettre en lumière l’expérience des dépossédé·es. En exposant les ramifications continues du colonialisme, Abbas et Abou-Rahme explorent les façons dont la violence traverse les corps, la terre et le temps. Au cœur de leur travail se situe l’insistance sur le fait que la réparation n’aboutit pas nécessairement à la complétude, ainsi qu’un désir ardent de découvrir le potentiel politique du fragment. J’ai rencontré Abbas et Abou-Rahme à l’occasion de leur exposition May amnesia never kiss us on the mouth au MoMa, le résultat d’un projet entamé depuis une dizaine d’années. […]

Ksenia M. Soboleva – Depuis près de dix ans, vous travaillez à ce projet continu aux multiples itérations, May amnesia never kiss us on the mouth. L’installation Only sounds that tremble through us au MoMa, […], est la première itération physique de l’œuvre. Comment s’est produite cette transition ?
Ruanne Abou-Rahme – Le projet a réellement changé au cours des dix années durant lesquelles nous y avons travaillé. Cela a commencé comme un projet autour des révolutions en Égypte et à Tunis. Nous avons recueilli des vidéos en ligne sur des sites protestataires ; certaines comportaient des chants et des danses, mais la plupart n’en contenaient pas. Ce qui nous a amenés à repenser la signification des archives à l’ère de l’internet et a abouti à un échange textuel entre nous et Tom Holert [historien de l’art, écrivain, commissaire d’exposition et artiste – ndlr], publié dans le Journal of Visual Culture en 2013. Ensuite, des moments de chant et de danse en Palestine, en Irak, en Syrie et au Yémen nous ont attiré·es, sans que nous ne sachions vraiment pourquoi. Mais il y avait toujours un élément physique en plus de la composante en ligne. Les matériaux et les pratiques qui nous ont inspirés sont très liés à l’occupation de l’espace physique, au fait d’être momentanément ensemble, en communion ; le projet se déplace de l’espace virtuel pour être réinterprété en un espace physique. Cette relation entre le virtuel et le physique et les manières dont les choses se déplacent entre ces espaces a toujours constitué une partie intrinsèque du projet.

Et une partie intrinsèque de votre pratique au sens large. Je suis curieuse de savoir comment vous êtes arrivé·es au titre May amnesia never kiss us on the mouth?
Basel Abbas – Le titre provient du Manifeste infraréaliste que Roberto Bolaño a écrit au Mexique en 1976. Nous avions déjà créé une œuvre intitulée Incidental Insurgents, pour laquelle nous avions puisé des échantillons dans la littérature de diverses provenances. L’un d’entre eux était Les Détectives sauvages de Bolaño, et c’est ainsi que nous avons découvert une grande partie de son œuvre. Le titre va droit au cœur du caractère amnésique de l’internet lui-même et de la nature amnésique de notre époque. La première impulsion nous ayant incité·es à rassembler ce matériau était d’appuyer sur pause et de réunir ces moments fragmentés dans l’espoir que quelque chose de différent en émergerait, quelque chose qui irait à l’encontre de ce caractère amnésique, de cette vitesse. La première raison pour laquelle nous avions téléchargé ce matériau était qu’il y avait tant de choses que nous ne retrouvions plus dès le lendemain du premier visionnage. J’avais regardé quel-que chose que je voulais partager avec Ruanne, et en le cherchant à nouveau, il y avait deux mille nouveaux résultats en l’espace de deux heures.
RA – Le titre fait aussi référence à l’effacement colonial et à la compression coloniale du temps.

Ce qui établit un parallèle avec le temps queer et me fait penser à l’articulation de José Esteban Muñoz selon laquelle les communautés opprimées vivent dans une structure temporelle différente. Vous avez mentionné précédemment que votre travail s’inspire davantage de l’écriture que de l’art visuel, et que le texte est un élément essentiel de votre installation. Il ajoute certainement une strate de poésie à l’œuvre. Où avez-vous trouvé le texte pour ce projet ?
RA – Il s’agit surtout de choses que nous avons écrites. Je dirais que 95% proviennent d’un scénario que nous avons écrit et que les quelque 5% restants viennent de chansons.

Quand avez-vous commencé à travailler avec cette stratégie de stratification du son et de l’image ? Pourriez-vous nous parler de ce processus ?
BA – À vrai dire, nous avons commencé à travailler ensemble en 2007. J’étais DJ d’un groupe de hip-hop et nous avions invité Ruanne à réaliser les images du set. Nous avons donc fait du son et de la vidéo ensemble, en live. C’est ainsi que tout a commencé. Notre processus habituel commence par du texte, que nous trouvons ou écrivons nous-mêmes. Nous discutons de sa signification, réfléchissons à des idées et puis nous passons au son. Le son influence profondément notre façon de tourner et de monter nos images, et interagit de manière directe avec le texte. Le texte fonctionne comme un noyau, une quintessence vers laquelle nous revenons sans cesse, qui nous indique différentes directions et nous ancre de façons variées. En recherchant l’inattendu, nous insistons aussi sur une évolution ouverte plutôt qu’un système fermé dans lequel une chose mène à une autre. Le bureau de notre ordinateur devient un espace de recherche, un lieu improvisé où nous ajoutons du texte, du son et de la vidéo.

Vous avez également invité quatre performeur·ses à participer à ce projet. Comment s’est déroulée cette collaboration ?
RA – C’était long et intéressant. Un défi. Nous avons demandé aux performeur·ses d’engager la conversation avec des sélections d’archives que nous avions réunies pour chacun·e individuellement, car nous les connaissons assez bien sur le plan personnel. Ce sont des musicien·nes qui n’ont donc pas l’habitude d’utiliser leur corps et leur voix de cette manière. Il leur fallait donc vraiment nous faire confiance dans le processus. Nous avons créé chaque performance séparément, en travaillant trois ans durant, par intermittence, avec les performeur·ses. Puis, nous les avons réuni·es. C’était lié au principe que nous voulions aborder, à savoir : que se passe-t-il lorsqu’on reste dans une chose cassée, sans essayer de lui faire retrouver sa complétude ? C’est aussi lié à cette idée de fragment, de s’attarder dans la chose cassée, de rester traîner dans le fragment et de voir ce que cela donnerait si on le faisait. Quel type de résistance peut émerger du fait de se mouvoir dans le négatif, dans l’espace brisé ? Le processus collaboratif fut intense, mais tous·tes les performeur·ses nous ont dit que ce fut une expérience qui a changé leur vie.

Ce projet s’inscrit dans une si belle continuité de votre investissement dans l’expérience fragmentaire, le temps non linéaire et les différentes formes de témoignage. De quelles façons pensez-vous que ce projet s’éloigne ou diffère de ce que vous avez fait auparavant ?
RA – Travailler avec la voix de manière aussi directe
est nouveau pour nous. Nous avions l’habitude de présenter le texte comme une voix, de lui faire interpréter ce rôle, et maintenant nous travaillons littéralement avec la voix.
BA – C’est aussi la première fois que nous filmions le visage de quelqu’un. D’habitude, nous ne filmons les personnages que de dos. L’anonymat en tant qu’acte politique, l’idée de devenir « autre » est un aspect important de notre travail ; donc nos personnages tournaient toujours le dos, on ne voyait jamais leur visage. Ou bien nous utilisions des avatars, ce qui renvoie une fois de plus à cette idée d’interpréter l’anonymat.

  • Entretien réalisé par Ksenia M. Soboleva
  • Publié dans BOMB Magazine en août 2022.
  • Only sounds that tremble through us a été créée au Museum of Modern Art à New York.
  • Dr Ksenia M. Soboleva est une écrivaine et historienne de l’art basée à New York, spécialisée dans l’art et la culture queer. Elle est titulaire d’un doctorat de l’Institute of Fine Arts, NYU et est actuellement titulaire d’une bourse postdoctorale Andrew W. Mellon en histoire du genre et des LGBTQ+ à la New York Historical Society. Ses articles sont publiés dans The Brooklyn Rail, BOMB Magazine, Hyperallergic, art-agenda et des catalogues d’exposition.

Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Les Brigittines
Un projet de : Basel Abbas & Ruanne Abou-Rahme
L’œuvre contient de nouvelles performances créées par les artistes avec les performeur·euses Rima Baransi, Haykal, Julmud et Makimakkuk 
Une commande conjointe de The Museum of Modern Art et Dia Art Foundation, New York

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