12 — 16.05.2023
“Ce serait dommage de mourir mais de ne pas avoir prévu une assurance vie”. Cette pièce, imaginée par Midori Kurata suite à une rencontre avec un courtier d’assurance, questionne le profit que l’on peut tirer de la mort et fait écho à la crise financière au Japon, durant laquelle des personnes ont mis fin à leurs jours afin que leur famille puisse toucher l’assurance. Les membres de la famille de ce Portrait ont tant d’envies, entre le vélo électrique dont rêve la mère, les cours de danse pour la fille ou les cours de photo pour le fils. Iels se déplacent sur scène avec la légèreté des figurines d’une boîte à musique, composent et décomposent des tableaux vivants du quotidien familial, alors que le courtier énumère les potentiels bienfaits des 5 millions de yens que leur rapporterait la mort du père. Si la fille est encore adolescente, nous voyons pourtant sur scène sa version plus âgée dansant (enfin) Casse-Noisettes, la musique de Tchaïkovski battant un rythme aussi entêtant que les techniques de vente d’un courtier. Midori Kurata, formée au ballet classique, est l’une des auteur·ices dramatiques les plus étonnant·es du Japon aujourd’hui. Avec cette pièce profonde, touchant parfois à la comédie, elle dépeint les aspects insondables des rapports familiaux et d’une société capitaliste, dans laquelle tout devrait mener au profit.
FAMILY PORTRAIT
Entretien avec Midori Kurata
Mélanie Drouère – Family Portrait est une pièce théâtrale et chorégraphique assez singulière dans votre parcours, puisqu’il s’agit d’une fiction tandis que vos œuvres sont pour la plupart documentaires. Le texte est le fruit d’une commande que vous avez passée à Jun Tsutsui.
Qu’est-ce qui vous a donné cette envie, et sur quels thèmes lui avez-vous proposé de travailler ?
Midori Kurata – Contrairement aux apparences, la base de cette pièce est tout aussi documentaire que dans mes autres performances, au sens où elle se fonde sur une situation qui a réellement eu lieu, dans ma vie. Un jour, mon mari m’a annoncé qu’il avait contracté une assurance-vie. Puisque nous sommes mariés, la société d’assurance nous a proposé, à lui et à moi, de nous présenter les atouts de leur produit. Le consultant m’en a ainsi expliqué le fonctionnement, en insistant très fortement sur les avantages que j’en tirerais si mon mari « décédait aujourd’hui ». Je trouvais ce discours si absurde qu’il commençait à m’amuser : c’est assez contradictoire de prétendre vouloir le bien des familles et de porter aux nues l’hypothèse que mon époux meure le plus tôt possible (rires) ! C’est ainsi que l’idée de cette pièce a vu le jour.
Pourquoi avoir choisi l’auteur et metteur en scène Jun Tsutsui ?
Jun Tsutsui est un artiste-auteur résidant à Osaka qui a cette particularité d’écrire des textes à la fois cocasses et cruels sur des sujets de société. Pour moi, il était évident qu’il serait capable de mettre en relief la dimension loufoque de la situation tout en exprimant ce qu’elle a de très pragmatique, et ce, sans lourdeur. Je lui ai livré toutes les brochures que la société d’assurance m’avait données, lui ai demandé que les paragraphes commencent par « Et si papa mourait ? » et d’en faire un matériau qui ressemble à des paroles de chansons, comme une ritournelle. Je lui ai d’ailleurs proposé d’écrire le texte dans sa langue, le dialecte de l’Ouest du Japon, qui est très chantant et très utilisé par les comiques.
Comment avez-vous composé votre casting ?
J’avais d’emblée en tête les rôles : ceux du père, de la mère, des deux enfants petits et des deux enfants ayant grandi. Seul le rôle du consultant de la société d’assurance-vie est arrivé plus tard, quand notre vrai consultant a démissionné ! Lorsque je choisis des interprètes, ma perspective est d’essayer de tirer parti de leur propre personnalité artistique sur scène. Ce projet est né à partir d’une demande de collaboration avec un photographe connu pour son travail d’autoportrait. J’ai donc décidé de le faire apparaître sur scène comme il le fait d’habitude, en se prenant en photo avec les autres interprètes. Et, comme il est de petite taille, je lui ai proposé de jouer l’un des enfants jeunes. L’épouse, Misako Terada, qui est une magnifique danseuse, a tout à la fois ce petit quelque chose de détaché, de distant, de lunaire, qui m’attirait beaucoup pour le rôle de la mère. Quant à Jun Tsutsui, il me semblait riche d’offrir le rôle du père à ce dramaturge. Il joue très rarement sur scène, mais c’est un excellent acteur, et je me réjouis de sa présence un peu cynique. Exceptée la personne qui joue le conseiller de l’assurance-vie, aucun·e interprète n’a d’enfant, ce qui m’importait pour que ce groupe recompose une impression de cellule familiale. Sur scène, c’est désormais une vraie fausse famille et je pense qu’instinctivement, j’ai choisi ces gens-là parce que je sentais qu’iels allaient tisser des liens hors du plateau.
Vous-même jouez également : qu’est-ce qui a présidé à votre choix d’être présente sur scène ?
J’ai toujours préféré être dans l’effusion de l’interprétation qu’en dehors, c’est pourquoi je participe toujours aux pièces que je crée. En outre, cette pièce évoque une expérience personnelle : la danse classique. Petite, pratiquer cet art me permettait d’être appréciée de mes parents. En grandissant, je me suis orientée vers la danse contemporaine ; c’est plus conceptuel, et pas toujours aussi « joli ». J’avais essayé de jouer la fille idéale pendant longtemps, franchir cette étape m’a demandé du temps. En faisant apparaître dans cette pièce la petite fille qui a grandi, j’ai considéré comme une évidence qu’il me revenait d’assumer ce rôle. Au-delà de l’anecdote de l’assurance-vie, c’est aussi et surtout une pièce très personnelle.
Précisément, comment avez-vous conçu la mise en scène ?
J’ai passé ma jeunesse à étudier, voire à « vérifier » ma silhouette de danseuse de ballet dans un miroir. Du fait que cette pièce a été conçue pour collaborer avec un photographe, j’en ai profité pour travailler ce côté « deux dimensions » de la pièce. C’est pourquoi j’ai dirigé les interprètes en jouant avec elles·eux, mais toujours en étant face à un miroir. Je leur donnais même mes notes de mise en scène à travers des miroirs, pour obtenir ce rendu quasi-irréel, proche d’une photographie. J’ai travaillé cette dimension pour instiller quelque chose de déroutant, qu’on trouve dans le ballet classique.
Aussi, mon socle de travail étant le potentiel de chaque personnalité, c’était assez complexe de réunir leurs expressions corporelles respectives sur scène. Et c’est la musique qui m’a sauvée. Casse-noisette envoie tous les « tops » : les paroles de Jun Tsutsui, le geste des danseur·euses ou telle forme collective qui surgit… Ce système de relations entre déplacements et mouvements scéniques, ce moule qui se crée naît de l’essentiel, du plus commun : la musique.
- Interview réalisée par Mélanie Drouère le 5 avril 2023 en collaboration avec Aya Soejima (traduction simultanée) pour le Festival d’Automne à Paris 2023.
- Family Portrait sera présenté du 30 septembre au 4 octobre 2023 à la Maison de la culture du Japon à Paris dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Les Brigittines
Mise en scène et chorégraphie : Midori Kurata | Assistante mise en scène : Naoyuki Hirasawa | Lumières : Rie Uomori | Son : Toru Koda | Performeur·euses : Tatsunori Imamura, Midori Kurata, Riko Sakonuma, Kentaro Sato, Jun Tsutsui, Misako Terada, Kai Maetani | Texte : Jun Tsutsui | Traduction surtitres : Saeko Nagashima | Traduction surtitrage français : Aya Soejima et Philippe Achermann | Régisseur général : Yohei Sogo | Directeur de production : Yoshimi Toyoyama
Production : akakilike
Avec le soutien de : The Saison Foundation
Remerciements : la Maison de la culture du Japon à Paris