01 — 03.06.2023

Amanda Piña Santiago du Chili-Mexico-Vienne

EXÓTICA

danse — premiere

Théâtre Royal des Galeries

Accessible aux personnes en chaise roulante | Anglais → FR, NL | ⧖ 1h20 | €22 / €18 | Peut contenir de la nudité

Une jungle tropicale, inspirée par un décor historique, occupe la scène du Théâtre Royal des Galeries. Des palmiers peints s’y déploient, évoquant les fantasmes exotiques d’une autre époque. Dans cette scénographie spectaculaire émerge une chorégraphie, composée de mouvements rapides et de rythmes non conventionnels, dansée par des interprètes aux costumes recouverts de miroirs. La chorégraphe Amanda Piña crée un rituel enivrant, une véritable transe au cours de laquelle les danseur·euses invoquent leurs ancêtres, conjurent, célèbrent et exorcisent dans un dialogue intense avec le public. Avec EXÓTICA, le festival est accueilli pour la première fois au Théâtre Royal des Galeries, un théâtre au style italien préservé, tout de velours rouge et or, au plafond nuageux peint par René Magritte et agrémenté d’un lustre monumental. Amanda Piña et son équipe réintègrent les artistes racisé·es et invisibilisé·es dans le canon européen, dans ce temple Art déco qui renvoie à une époque où iels ne pouvaient se produire qu’en se mettant en scène de manière exotique.  Un moment de danse à ne pas manquer !

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Intoxiquer le regard colonial

Notes sur les formes de queerisation fractale dans EXÓTICA

EXÓTICA se présente comme une invocation rituelle conçue telle une célébration de mondes relationnels ancestraux. En faisant réapparaître quatre artistes, reconnu·es dans les années 1920 mais dépossédé·es de leur place dans le canon européen, la conception prévalente de la danse en tant que composition formelle de mouvements est profondément brisée.   

La réapparition furtive de Nyota Inyoka, François Benga, Leyla Bederkhan et La Sarabia se déploie dans la rupture, à travers ce qu’Amanda Piña appelle une pratique de la « composession », fusionnant l’idée de composition avec la notion de possession (1). La composession permet alors une expérience relationnelle profonde qui va au-delà des séparations contemporaines entre le temps et l’espace, le sujet et l’objet. Grâce à cette approche somatique, les danseur·euses Ángela Muñoz Martínez, Kabangu Bakambay André, iSaAc Espinoza Hidrobo, Venuri Perera, et Amanda Piña elle-même, permettent à différentes danses de prendre corps, en accueillant et en absorbant les qualités énergétiques et les états d’être des artistes invoqué·es ; par l’interpellation, la mimèsis et la reproduction de postures, d’expressions, de conscience et d’éveil (2).

En tant que réponse corporelle aux formes de dépossession, EXÓTICA n’est plus une performance ou une reconstitution que le public peut voir et applaudir, mais une pratique du devenir à travers la danse, avec le public, permettant à leurs sens d’être à leur tour possédés et recomposés. En investissant l’espace avec sincérité et en prenant soin de celleux qui les précèdent, les danseur·euses acquièrent sur scène les qualités de leurs aïeul·es – leur agentivité, leurs mouvements souples et agiles, leurs propres danses épurées – pour progressivement se confondre avec elleux, convoqué·es en tant qu’hôtes et attendu·es de longue date. Appeler à la réapparition de formes ancestrales de mouvement équivaut dès lors à danser avec des mondes partiellement connectés, ceux-là même qui, dans leur différences, nous ont précédé·es (3).

Nyota Inyoka (1896-1971), née d’une union franco-asiatique, a développé une pratique de danseuse et de chorégraphe. Elle a réussi à s’extraire des cabarets et de l’exposition coloniale à Paris pour former à Broadway sa propre compagnie, le « Ballet Hindou », et danser dans divers musées internationaux, expositions universelles et biennales. Né à Dakar, François (Féral) Benga (1906-1957) a rapidement dépassé les rôles qui lui étaient assignés par les conventions du music-hall et de la revue à Paris, entre autres, en travaillant avec Joséphine Baker. Il s’est fermement établi en tant que danseur et chorégraphe dans le mouvement surréaliste et la Harlem Renaissance. Née au Kurdistan, Leyla Bederkhan (1903-1986) a grandi au Caire, où elle s’est d’abord familiarisée avec la danse dans les harems et à l’opéra. Vivant entre Munich et Vienne, elle a étudié la danse et le ballet et a développé une pratique qui lui a permis de partir en tournée en Europe et aux États-Unis, après quoi elle a fondé sa propre école de danse dans la banlieue parisienne. Enfin, La Sarabia (1894-1970), qui était une parente du père d’Amanda Piña, est partie très jeune du Mexique pour s’installer à Paris et y étudier la danse. N’étant jamais retournée dans son pays d’origine, elle a inventé une danse folklorique mêlant des influences brésiliennes et espagnoles à sa propre créativité. 

Dans la splendide salle Art déco du Théâtre Royal des Galeries, Amanda Piña et ses collaborateur·ices se réfèrent, comme leurs ancêtres, à d’anciennes formes et d’anciens formats de spectacles qui ont émergé à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Iels en font une proposition dans l’ensemble très différente, cherchant de la résistance dans leur reproduction cérémonielle. Souvent associés à la tradition des cabarets parisiens, les formats du vaudeville et de la revue présentaient une gamme variée de numéros individuels, parfois vaguement intégrés de manière thématique, mêlant différents genres et styles.

Avec Amanda Piña, les danseur·euses évoquent et accueillent sur scène leurs ancêtres spirituel·les, des artistes oublié·es et invisibilisé·es par le canon européen et ce, non pas pour y réintégrer leur héritage, mais pour l’abolir. Iels veulent réapparaître et être remémoré·es, défaire la violence due à l’effacement. Accompagné·es de celleux qui les ont précédé·es, les danseur·ses d’EXÓTICA refusent d’être réduit·es à un seul être et retournent le spectacle du vaudeville contre lui-même. Les artistes invoqué·es travaillaient déjà avec des formes d’évocations rituelles, iels aussi accueillaient la réapparition de ce qui les avait précédé·es, introduisaient des rythmes et des modes de savoir ancestraux, incarnaient et ressentaient le monde autrement. Ce détournement de la chorégraphie peut par conséquent être appréhendé comme une forme de queerisation fractale, comme une invocation dans une invocation, un accueil dans un accueil, un vaudeville dans un vaudeville, une composession dans une composession, se reproduisant dans une simultanéité de parties et d’ensembles, de similitudes et de différences, jusqu’à la rupture. Émergeant des relations de mondes passés et présents partiellement reliés, les unités des danseur·euses du passé et du présent sont interrompues afin de pouvoir réémerger en étant intrareliées, permettant aux corps familiers et communs d’intervenir dans une permutation kaléidoscopique infinie (4).

Dans le regard colonial, l’exotisme se situe dans les yeux de celui·celle qui regarde, transformant toute différence en objet de fétichisme à valeur marchande. En échappant à la binarité entre exposer ou être exposé·e, l’invocation proposée par Amanda Piña intoxique et, ce faisant, dévie le regard du public. Les visions induites par le dispositif chorégraphique ont le pouvoir de briser la notion d’altérité et sa logique de représentation, pour finalement déconstruire le regard colonial souverain, banalisé et masculin, permettant ainsi aux formes collectives de se placer à l’avant-plan. L’intoxication du monde singulier de l’art et de ses espaces institutionnels permet non seulement d’exorciser le regard exotique et colonial du public, ainsi transformé en une assemblée aux ancêtres communs, mais aussi d’abolir le canon et de mettre en lumière le rêve d’un monde de l’art où coexistent des univers artistiques multiples.

  • Joachim Ben Yakoub
  • Avril 2023
  • Joachim H. Ben Yakoub est un écrivain, chercheur et conférencier qui opère à la périphérie de différentes institutions et d’écoles d’art, entre et au-delà de Tunis et de Bruxelles. Il trouve refuge à « The Kitchen », un lieu partagé au centre de la capitale, où l’on se réunit, cuisine et bavarde, où l’on diffuse, réimprime et étudie.

Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Kaaitheater, Théâtre Royal des Galeries
Direction artistique : Amanda Piña | De et avec : Ángela Muñoz Martínez, André Bared Kabangu Bakambay, Venuri Perera, iSaAc Espinoza Hidrobo, Amanda Piña | Dramaturgie : Nicole Haitzinger | Design intégral : Michiel Jimenez | Décor et scénographie : Forêt Asiatique (1921) d’Albert Dubosq, reproduit par Decoratelier Jozef Wouters dans le cadre de la contribution d'Amanda Piña à Infini #18 (2022) | Direction technique : Santiago Doljanin | Assistance lumières à Bruxelles : Krispijn Schuyesmans | Musique : Ángela Muñoz Martínez, Zevra | Paroles : Amanda Piña | Chant : Venuri Perera, Angela Muñoz Martínez, André Bared Kabangu Bakambay, iSaAc Espinoza Hidrobo, Amanda Piña | Musique live : Ángela Muñoz en performers | Création sonore : Dominik Traun | Costumes : Federico Protto | Assistant mise en scène : Pierre-Louis Kerbart | Documentation vidéo : CIRCA | Production et distribution : neon lobster/Giulia Messia & Katharina Wallisch
Production : Amanda Piña/Fortuna | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Holland Festival, Festival d’Automne à Paris, Tanzquartier Wien, PACT Zollverein, DDD-Festival Dias da Dança, La Bâtie-Festival de Genève, NEXT Festival
Avec le soutien de : De Singel, KWP Kunstenwerkplaats, wpZimmer
Remerciements à : Stadsschouwburg Kortrijk, Showtex, NTGent workshops, Bruno Forment, FWF funded project Border Dancing Across Time P-31958, Christina Gillinger-Correa Vivar (recherche archivistique), Rolando Vázquez (théorie décoloniale/interview)
Financé par le Département culturel de la ville de Vienne, la division Arts et Culture de la chancellerie fédérale d’Autriche
Performances à Bruxelles avec le soutien du Forum culturel autrichien à Bruxelles

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