17 — 20.05.2023
Baigné·es dans une époque technophile toute aux réseaux sociaux, nous aurions tendance à penser que tout est relié. C’est sans compter toutes les vraies rencontres qui ne se font pas. Dans Egao no Toride (Forteresse de sourires), deux appartements contigus symbolisent nos vies bien distinctes, séparées par une simple paroi. D’un côté, de joyeux épicuriens ; de l’autre, une famille taciturne où pointent la démence et l’invalidité. Deux foyers mitoyens qui s'influencent sans que les personnages se croisent, jusqu’à l’éclatement des deux bulles. Kurō Tanino est l’une des voix les plus marquantes du théâtre japonais. Il dépeint l’âme humaine avec humour et un goût marqué pour le surréalisme. À la fois peintre, auteur, metteur en scène et psychiatre, il cristallise ses quatre vocations dans un style unique. Créée alors qu’il n’était encore qu’étudiant, sa compagnie Niwa Gekidan Penino est aujourd’hui saluée et invitée sur les scènes du monde entier. Ses pièces invoquent le spectre de l’étrangeté, de la solitude et de la différence, mais soulignent à la fois combien nos vies, singulières malgré leurs différences, sont reliées par un fil invisible. Entre les mains de Kurō Tanino, le quotidien devient l’extraordinaire.
« Notre imagination doit être libre »
Entretien avec Kurô Tanino
Mélanie Drouère – Dans votre travail, vous accordez une grande importance à la scénographie, en créant un contraste entre un décor traditionnel ultra réaliste et des « dispositifs » scéniques et des contenus extrêmement contemporains. Que cherchez-vous à travers cette démarche ?
Kurô Tanino – Je tente toujours de capturer les instants où les choses vont disparaître ou vont être perdues. On peut même dire que c’est le seul point commun entre le texte et la mise en scène. J’utilise souvent un décor traditionnel car il insuffle dans mes pièces une ambiance qui est en voie de disparition.
Vos pièces ont toujours un rapport avec vos propres expériences. Quelle est la part d’intimité dans ce nouveau travail ?
Mon pays natal se situe à Toyama, en face de la Mer du Japon. De ma maison, je pouvais déambuler en bord de mer à vélo, ce qui me permettait d’aller me baigner ou pêcher. J’aimais la mer, qui était pour moi une présence proche et puissante. Cette pièce est liée à mes souvenirs de Toyama. La plupart des noms des personnages sont d’ailleurs empruntés à mes amis de Toyama. Et, dans une réplique de Takiko, j’ai même cité ce que j’ai réellement entendu de ma grand-mère.
Dans 慞馹肥鼭 Egao no Toride (Fortress of Smiles) vous mettez en scène, en vis-à-vis du quotidien d’une famille gravitant autour d’une mère et grand-mère malade, celui de collègues pêcheurs. Pourquoi avoir choisi le monde des pêcheurs ?
J’ai choisi ce milieu pour souligner le contraste entre des univers respectivement bruyant et silencieux, un monde heureux, l’autre, douloureux, une communauté de travail d’une part et un cercle de famille d’autre part, le travail physique et la situation de demande d’emploi.
Que signifie pour vous cette juxtaposition de deux mondes vivant sous le même toit, à une cloison près, mais que tout sépare ?
J’ai conçu ces deux appartements dans un format identique et un agencement symétrique. La pièce se déroulant près de la mer où le vent souffle fort, le bâtiment est sans étage. J’ai voulu montrer l’influence que ces appartements ont l’un sur l’autre. Dans notre vie courante, il est rare de penser qu’un événement apparu chez son·sa voisin·e nous affecte directement. Mais, quand on le voit dans une pièce de théâtre, nous sommes obligé·es d’en prendre conscience. Ceci est l’effet indéniable du théâtre. J’ai intentionnellement limité les contacts directs entre les deux habitats, pour faire ressentir au public la richesse d’influence qui existe dans ce monde à notre insu.
Dans l’un des appartements rôde le spectre de la maladie. En quoi ce sujet vous intéresse-t-il en particulier ?
Je considère qu’une pièce de fiction doit montrer comment l’être humain évolue au contact d’incidents extérieurs. Dans mes pièces, cette rencontre ne transparaît pas tant dans les dialogues entre les personnages que dans des éléments subtils, non explicites, comme des attitudes, des actes, des silences ou des vides. C’est précisément l’abîme que chaque personnage abrite qui permet d’en faire surgir les expressions.
Vous instaurez toujours un grand contraste entre la « vie quotidienne » et ce qui vient la fissurer. Dans le propos et dans la forme. Comme des fulgurances. Pouvez-vous nous en parler ?
Dans cette pièce, j’ai décrit le fait qu’un quotidien qui nous semble devoir perdurer peut tout autant s’effondrer avec peu de choses. Notre vie de tous les jours est fragile. Elle est en évolution constante. Je ne fais pas appel à des événements dramatiques, mais à de petits éléments, à peine décelables, qui, par leur cumul, déclenchent un changement.
Peut-on parler d’effet papillon d’un monde – ici, d’un appartement – sur l’autre puisqu’il semble y avoir une influence sans rapport de causalité ? Et croyez-vous à « l’effet papillon » ?
Oui, exactement. Je crois en l’effet papillon au sens où il est impossible d’éliminer toute hypothèse. Ne pas pouvoir définir la cause d’un événement ne signifie pas qu’il n’en existe pas. Le fait de considérer que tout ce qui advient possède une cause, que tous les phénomènes sont en lien est peut-être proche de la pensée bouddhique. Et je ne vous dis pas ceci d’un point de vue spirituel, car, personnellement, je ne considère pas le bouddhisme comme une simple religion. Cette pensée m’attire parce que j’y vois des points communs avec la biologie moléculaire et la mécanique quantique. Par exemple, l’état de Satori (éveil) tant recherché par les bouddhistes est souvent exprimé comme « vide », un « état où la conscience n’existe plus » ou encore un « état où se mélangent le plein et le vide ». On peut dire que cela touche à ce que la science a désigné – pour le moment – comme définition des phénomènes de la vie. L’équilibre dynamique considère que toute vie est fluide. Le fait de respirer et de s’alimenter nous permet d’échanger nos molécules. Notre vie existe à travers ces échanges. Dans un an, nous serons une autre personne, du point de vue moléculaire. Le théâtre est pour moi l’endroit pour penser que nous vivons dans un monde en évolution constante où tout est lié.
Qu’apportent selon vous les outils du théâtre pour traiter de manière singulière le regard que vous portez sur nos existences ?
Oh… vous me posez une question qui nous conduit à celle de l’art du théâtre, n’est-ce pas ? J’aimerais vous répondre de façon perspicace, mais je ne sais pas si j’y arriverai. Tout d’abord, je pense que le théâtre nous apprend que chaque chose existe à travers ses relations avec les autres éléments. Si en effet toute vie est fluide, alors chaque chose est sous l’influence des autres éléments. Pour exprimer ceci, il est important que celleux qui créent des pièces de théâtre en aient clairement conscience. Lors des répétitions, les acteur·ices réfléchissent avec une curiosité sans limite à la raison pour laquelle iels sont là. Je pense que le travail d’un·e metteur·se en scène consiste à stimuler cet état, un état intérieur de l’équipe de création. L’expression visible s’ensuit. Je souhaite que mes pièces soient jouées dans la continuité de cet état principal.
Pourquoi ce titre : Fortress of Smiles ?
Une forteresse, c’est comme une base militaire : même petite, elle nous protège des ennemis extérieurs. Ici, je place côte à côte deux forteresses, celle de Takeshi avec ses camarades pêcheurs, et celle de Tsutomu avec sa famille. Tous les deux souhaitent que leur quotidien soit accompagné de sourire. Même si la vie n’est pas simple, ils souhaitent, a minima, protéger ceci.
- Propos recueillis en 2020 par Mélanie Drouère pour le Festival d’Automne à Paris.
- Traduit du Japonais par Aya Soejima.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Théâtre Varia
Écrit et mis en scène par : Kurō Tanino | Avec: Susumu Ogata, Kazuya Inoue, Koichiro F.O. Pereira, Masato Nomura, Hatsune Sakai, Masayuki Mantani, Natsue Hyakumoto | Régie : Masaya Natsume, Yuhi Kobayashi | Assistant·es mise en scène : Haruka Kikuchi, Kodachi Kitagata | Scénographie : Takuya Kamiike | Lumières : Masayuki Abe | Technicienne lumière : Risa Noguchi | Son : Koji Shiina | Managers de tournée : Chika Onozuka, Shimizu Tsubasa
Avec le soutien de l'Agence des affaires culturelles du gouvernement japonais
Performances à Bruxelles avec le soutien de The Saison Foundation