26 — 28.05.2022
Comment nous réunissons-nous pour prendre des décisions dans l’intérêt de notre société ? Dans The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes, trois activistes ayant un handicap mental organisent une réunion publique. Leur objectif : engager une discussion franche et ouverte sur une histoire que nous préférerions ne pas connaître et un futur qui devient rapidement incontrôlable. Sans hésitation et avec une fraîcheur saisissante, la compagnie australienne revient à Bruxelles pour la deuxième fois avec sa dernière création The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes. L’éthique de la production alimentaire de masse, les droits humains et l’impact social de l’automatisation sont habilement entrelacés dans une histoire passionnante qui explore les fondations instables sur lesquelles est construite la société contemporaine. Les comédien·nes remettent en question les paramètres du théâtre traditionnel, la perception de leurs propres limites et les hypothèses contemporaines sur l’intelligence artificielle et l’esprit humain. La compagnie crée ainsi une révélation théâtrale inspirée par les erreurs (humaines), les duperies et les malentendus, comme un rappel inexorable qu’aucun·e de nous n’est autosuffisant·e et que nous sommes tous·tes responsables.
The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes
Vulnérabilité et subjectivité
La semaine dernière, un journal consacrait un article à la dernière « blanchisserie Madeleine », ou couvent de la Madeleine, d’Irlande, qui allait être restaurée en mémoire des victimes de détention abusive et de maltraitance par les églises et les institutions d’État. Les blanchisseries Madeleine accueillaient les mères célibataires et autres personnes vulnérables dans des conditions notoirement déplorables. C’est un des exemples de ce que Roderic O’Gorman, le ministre irlandais chargé des personnes en situation de handicap décrivait comme « le difficile reliquat de (notre) passé de maltraitance institutionnelle ».
Dans The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes, les blanchisseries Madeleines sont citées aux côtés du fabricant de jouets Hasbro et d’une usine de transformation alimentaire de l’Iowa, à titre d’exemples d’institutions commerciales, gouvernementales et religieuses traînant un lourd passé de maltraitance et d’exploitation des plus vulnérables. Comme le dit le personnage de Sarah (Sarah Mainwaring) dans la pièce : « nous sommes traité·es comme des citoyen·nes de seconde zone. Surmédicamenté·es, sans perspectives d’emploi et soumis·es à des techniques de dressage animalier. » Elle renvoie à la maltraitance historique dont ont fait et font toujours l’objet les personnes souffrant d’une déficience mentale, à la déshumanisation et les conditions de détention précaires qu’elles subissent encore aujourd’hui dans nos institutions.
À mesure que se déroule la pièce, il devient évident que les comédien·nes ne sont pas là uniquement pour raconter leur propre passé d’abus. Iels sont là aussi pour prévenir le public. La pièce est une variante d’un Lehrstücke, une pièce didactique. Les comédien·nes veulent nous faire comprendre que chacun·e, partout et n’importe quand, peut être victime de ce type de maltraitance. Les conditions technologiques, économiques et politiques que nous avons créées se retournent contre nous et nous rappellent que toutes et tous, nous pourrions un jour être confronté·es à la précarité et à la vulnérabilité.
La pièce met en exergue le manque endémique de soin aux personnes et examine notre incapacité à imaginer un avenir pour l’humanité et pour l’anthropocène. Des blanchisseries infernales aux usines de transformation de volaille, la pièce illustre l’atomisation du travail et le déni d’empathie. Amazon en est un autre exemple très médiatisé. Dans sa résistance aux syndicats, l’entreprise a cyniquement baptisé ses centres de distribution « centres d’épanouissement », alors qu’en réalité, ce sont des lieux destinés à exploiter de la main d’œuvre sous-payée et vulnérable, contrôlée en permanence par des algorithmes et des ordinateurs.
The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes s’intéresse à la manière qu’ont les technologies et les programmes algorithmiques – qui nous exposent et nous rendent si vulnérables à des systèmes de contrôle automatisés – de façonner notre subjectivité et notre conscience de soi. Le lieu de travail y participe ; c’est un lieu où l’assaut sur la subjectivité et la dignité humaine est visible et incarnée. Le chasseur qui devient la proie augure sinistrement de ce que le philosophe Franco « Bifo » Berardi appelle la subjugation de l’humain dans un état sémio-capitaliste. C’est selon lui une manière de comprendre l’évolution du capitalisme depuis un système de production de biens et de services vers une sphère d’information qui « agit directement sur le système nerveux de la société. » En découle une perte du langage, qui devient technocratique et paranoïaque, et qui entraîne à son tour une diminution de notre subjectivité. Le sémio-capitalisme cherche à réguler nos façons d’être au monde. Selon le philosophe, « accéléré par la puissance des technologies, l’environnement dépasse la mesure humaine. La raison humaine est épuisée. »
Un rassemblement pour sauver la démocratie
La rencontre mise en scène dans la pièce est l’expression de cet épuisement. C’est en même temps un rappel de la nécessité d’éveiller une imagination collective et de réintroduire une éthique dans le soin et le bien-être apporté aux autres dans nos communautés. La pièce figure un rassemblement de l’ordre du conseil communal, au sein d’un centre communautaire. Des chaises en plastique, des badges écrits à la main, un pupitre – ce lieu où se réunit la communauté pour régler des questions urgentes pourrait en réalité être n’importe où. En l’occurrence, la réunion se déroule à Geeling, une entité régionale située à environ 75 km de Melbourne, et lieu d’origine de la compagnie Back to Back Theatre. La séance est ouverte par une déclaration dans laquelle l’assemblée reconnaît tenir la réunion en pays aborigène. Ce rituel civique, devenu largement répandu en Australie, permet à la fois de rappeler le passé de conquête violente du pays et de reconnaître symboliquement la continuité du rôle de dépositaire de la communauté aborigène.
Le rassemblement présenté dans la pièce pourrait figurer une vaillante tentative de préserver la démocratie comme idéal de participation et d’inclusion, un lieu où débattre de questions existentielles. La représentation de la vulnérabilité des personnes de la pièce, qui abordent la neurodiversité et la conscience de leurs différences en termes cognitifs et de mobilité, fait écho à la fragilité du forum politique qu’ils mettent en scène – celui d’une réunion d’une communauté représentant le creuset de la démocratie. Ce rassemblement intime d’âmes humaines engagées dans un débat public est une synecdoque remarquable de notre système politique tellement malmené qu’on s’éton-ne qu’il puisse survivre. Ou, comme le dit le personnage de Scott (Scott Price), en parlant de l’importance de respecter l’expression de l’intimité humaine : « Nous sommes perdus dès lors que le Président des États-Unis [Donald Trump, ndlr] pense qu’il peut empoigner les organes génitaux d’une autre personne ».
The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes nous rappelle que les institutions démocratiques elles-mêmes, dont le conseil communal n’est que le truchement, semblent partir à la dérive. Selon Helena Grehan, chercheuse en art du théâtre, The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes attire notre attention sur la nécessité d’encourager une nouvelle forme de réciprocité au sein de nos institutions politiques, et de le pratiquer au sein de toutes nos communautés. Elle plaide pour un engagement éthique qu’elle appelle l’écoute lente. « C’est une manière d’écouter qui résiste aux modes dominants, qui ne s’intéresse pas à l’absorption superficielle, mais cherche au contraire à être en phase avec ce qui est dit, et la manière dont c’est dit ou amené, avant d’envisager une quelconque manière de répondre. » Elle affirme qu’il faut du silence, qu’il faut prendre le temps, qu’il faut de l’empathie et une attention aux autres respectueuse et sensible. Pour elle, la discussion multidimensionnelle sur les questions de diversité, d’aptitude et de subjectivité présentée dans la pièce « incarne la nécessité – vraiment prégnante – de pratiquer l’écoute lente ». Elle note que la dramaturgie, en s’appuyant sur les conversations haletantes entre comédien·nes, trace une voie qui « fait écho ou renforce le besoin d’un ralentissement de la communication et de la réponse ». Partant, c’est l’exposition de leur vulnérabilité et la manière directe des comédien·nes de trouver des réponses à la complexité de leur situation qui offrent une représentation opérante de la résistance à la démagogie autoritaire.
En mettant en scène une politique d’écoute lente, la performance nous rappelle la nécessité de préserver le bon fonctionnement de la démocratie, même si les façons d’y parvenir ne sont pas claires. En réalité, c’est dans le côté brouillon et la profondeur des discussions de la pièce que naît la résistance à l’absolutisme de politiques antidémocratiques.
C’est aussi un appel à une chose plus vaste qu’une assemblée politique. La réciprocité pourrait sauver la démocratie, mais ce faisant, elle révèle la nécessité de créer d’autres modes de réciprocité tel que celui d’être à l’écoute de l’environnement et de l’effondrement humain au sein du sémio-capitalisme. Le rituel de « Gratitude à notre pays » sur lequel s’ouvre la pièce n’est dès lors pas seulement une invitation à la réconciliation, c’est aussi une manière d’être à l’écoute des histoires précaires des gens et du pays.
The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes ne comporte ni fausses prises de conscience, ni résolutions. Le sentiment général à l’issue de la réunion est résumé par le personnage de Simon (Simon Laherty) lorsqu’il parle des personnes présentes : « Iels ne comprennent rien ». Ce à quoi Scott répond : « Leur compréhension est douce ». Pour le critique de théâtre Cameron Woodhead, cette assemblée est « une exploration philosophique de quelques-unes des défaillances inextricables de l’imagination humaine. » Ou, pour le dire autrement, elle dresse le constat de notre incapacité à imaginer autre chose que la situation dans laquelle nous nous trouvons, même si tout le monde sait qu’elle est funeste.
Tout autant, cette réunion montre la résilience des personnes précarisées. L’acte de se réunir lui-même mérite que l’on s’y attarde. Sûrement revêt-il lui aussi une nouvelle signification. Après l’expérience du Covid-19, cette réunion mise en scène dans un théâtre rassemble public et comédien·nes et constitue dès lors un défi à l’angoisse de se réunir. Elle crée de nouvelles intimités qui pourraient contribuer à effacer en partie la paranoïa politique du sémio-capitalisme que la pandémie n’a fait qu’attiser.
C’est vivant et charnel. Et c’est en cela que nous espérons que The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes puisse être une manifestation de la conception artaudienne du théâtre, un rituel de crise, une manière de représenter une forme de résistance collective à la démagogie, qui s’interroge sur le glissement de notre conscience et de notre sensibilité ; une manière de devenir autre chose.
- Peter Eckersall
- Peter Eckersall enseigne la performance au Graduate Centre à la City University de New York. Il est également le cofondateur et dramaturge de la compagnie Not Yet It’s Difficult basée à Melbourne.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Kaaitheater
Auteur·ices : Mark Deans, Michael Chan, Bruce Gladwin, Simon Laherty, Sarah Mainwaring, Scott Price, Sonia Teuben | Composition : Luke Howard Trio – Daniel Farrugia, Luke Howard, Jonathon Zion | Performeur·ses : Simon Laherty, Sarah Mainwaring, Scott Price | Doublure : Chris Hansen | Metteur en scène : Bruce Gladwin | Design écran : Rhian Hinkley, lowercase | Création lumières : Andrew Livingston, bluebottle | Création sonore : Lachlan Carrick | Consultant scénario : Melissa Reeves | Création costumes : Shio Otani | Traductions : Jennifer Ma | Régisseuse generale : Alana Hoggart | Ingénieur du son : Marco Cher – Gibard | Directeur de production : Bao Ngouansavanh | Directrice de la compagnie : Erin Watson | Développement artistique : Michael Chan, Mark Cuthbertson, Mark Deans, Rhian Hinkley, Bruce Gladwin, Simon Laherty, Pippin Latham, Andrew Livingston, Sarah Mainwaring, Victoria Marshall, Scott Price, Brian Tilley, Sonia Teuben | Productrice : Tanya Bennett | Producteur exécutif : Tim Stitz | Surtitrage et traductions : Babel Subtitling
The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes a été commandé par : Carriageworks, Theater der Welt 2020, the Keir Foundation, the Thyne Reid Foundation, The Anthony Costa Foundation | Avec le soutien de : Creative Partnerships Australia through Plus 1 | Aide à la création : Geelong Arts Centre, Arts Centre Melbourne, Melbourne International Arts Festival, the Une Parkinson Foundation, The Public Theater, ArtsEmerson
The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes a été en partie créé en 2019 au Sundance Theatre Lab au MASS MoCA
Back to Back Theatre est soutenu par : Australia Council for the Arts, Creative Victoria, City of Greater Geelong | Avec l’aide de : the Department of Education & Training, Victoria, through the Strategic Partnerships Program