Un festival peut être appréhendé comme une playlist ou un disque : à son écoute, les chansons semblent d’abord être autonomes mais un dialogue entre elles se révèle progressivement. Et si chaque chanson raconte quelque chose, il en va de même pour le silence entre une chanson et une autre. On peut aussi décider de découvrir un disque seul·e ou de l’écouter collectivement.

SIDE A

Le festival débute avec le son de t u m u l u s, une collaboration entre le chorégraphe François Chaignaud et les Cris de Paris. Les voix des treize interprètes tissent une ligne mélodique qui va du baroque au contemporain, pendant que leurs mouvements donnent vie à une communauté qui tantôt se forme, tantôt se défait. Harmonie et disharmonie sont les deux faces d'un corps collectif en constante métamorphose. La musique se meut en un lieu de rencontre : une image qui éclot de plusieurs façons au cours du festival.

Avec Music Rooms, la première exposition de Nevin Aladağ à Bruxelles, de vieux meubles sont transformés en instruments de musique d’une invention inédite, qui intègrent des éléments de différentes cultures. Dans sa nouvelle création Éléphant, Bouchra Ouizguen utilise le mouvement et la voix pour créer un corps collectif composé de plusieurs entités. Christoph Marthaler est de retour au festival avec Aucune Idée, une performance théâtrale dans laquelle la musique est le seul lieu de rencontre entre deux voisins. Après deux années d'isolement, ces projets réaffirment l'importance des espaces partagés. Les harmonies et les contrastes d'une vie collective émergent dans le nouveau concert visuel de Chassol : il s’agit d'un portrait polyphonique de Bruxelles et de ses citoyen·nes, avec la musicalité et les rythmes superposés de la vie citadine recontextualisés comme une sorte de symphonie urbaine.

Le rythme nous assaille par sa capacité à raconter des contrastes tout en nous unissant dans une expérience collective. Marlene Monteiro Freitas se lance dans une exploration chorégraphique du rythme, tant à travers une nouvelle performance solo que par la création de groupe Mal — Embriaguez Divina. Noé Soulier matérialise la force des pauses et des suspensions et, avec Thea Djordjadze et Karl Naegelen, crée une expérience ponctuée de gestes, de sculptures et de musique. Cherish Menzo présente une performance inspirée par la complexité rythmique du chopped and screwed, une technique de remixage musical consistant à ralentir le tempo. L'exploration du rythme est au cœur de la Free School, où Calixto Neto étudie la musique classique minimale de Julius Eastman en tant que vecteur de revendication politique, alors que la Polyrhythmic School de Kate McIntosh nous apprend à écouter et à jouer ce qui se dissimule sous les récits dominants et l'Histoire unique.

Les chansons ont toujours eu une capacité essentielle à générer des récits sur nous-mêmes en tant qu'individus et en tant que communautés. Cette année, plusieurs artistes ont utilisé leur force et intimité pour construire leur narration, se basant sur des éléments biographiques pour ensuite les transformer de manière poétique. Partant d'un échange de lettres privées entre deux filles, Okwui Okpokwasili recrée Bronx Gothic dans l'espace des Brigittines, tandis que la chorégraphie de Castélie Yalombo élabore une apparente instabilité comme moyen expressif de narration. Samira Elagoz et Maxime Jean-Baptiste utilisent le cinéma comme moyen d’archiver le présent et pour concevoir des créations dans lesquelles leurs propres existences naviguent entre la scène et l'écran.

Il arrive que le théâtre ne se contente pas de raconter une histoire, mais questionne aussi la manière dont le récit peut être relaté. En dialogue avec des journalistes qui ont couvert le siège de Sarajevo il y a 30 ans, la fresque théâtrale de Sébastien Foucault s'interroge sur ce que signifie être témoin d'un événement et sur le rôle de l'art dans sa reconstruction. Fanny & Alexander utilisent l'hyperréalisme pour donner chair aux mots de Primo Levi dans l'espace symbolique du Sénat. La nouvelle performance de la compagnie australienne Back to Back Theatre et la collaboration entre Bárbara Bañuelos et Carles Albert Gasulla remettent en question la manière dont les troubles mentaux sont souvent représentés sur scène. Les deux spectacles déplacent consciemment toute idée de normativité et aiguillent notre conscience vers une nouvelle perception du présent.

Le théâtre et la musique trouvent peut-être leur sens ultime dans leur faculté à nous transporter, voire à modifier notre conception du réel. El Conde de Torrefiel revient à Bruxelles avec sa nouvelle création : un mécanisme théâtral hypnotique d'actions et de textes muets qui joue avec notre perception de la réalité. Encantado de Lia Rodrigues est une explosion de gestes et de couleurs, avec un jeu kaléidoscopique entre la chorégraphie et les notes d'une seule chanson qui guide les mouvements de chaque danseur·euse jusqu’au dernier son.

SIDE B

Chaque disque comporte une face B, sur laquelle nous trouvons des chansons qui portent le récit vers un territoire neuf, inhabituel... Parfois, les projets artistiques possèdent cette même qualité, révélant des vérités gênantes ou des histoires négligées, puis nous invitent à regarder ces fantômes droit dans les yeux. La face B nous accorde le privilège singulier de pouvoir découvrir ce qui est souvent le moins écouté.

Trajal Harrell recrée The House of Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca, en donnant la parole à des personnages mineur·es et souvent marginalisé·es de la pièce. Fusionnant des références de mode et la culture du voguing, la House de Harrell apparaît comme un salon magnifiquement reconstitué au KVS BOL, dans lequel la perception d’une division entre haute culture et sous-culture disparaît.

Pour sa première création performative, Jelena Jureša installe le public dans une boîte de nuit, où une musique disco bruyante recouvre les souvenirs du passé. Dans l'espace de Bozar, Rossella Biscotti nous emmène dans un périple sonore dans les territoires invisibles de la mer Méditerranée. L'espace invisible de la mer est également au centre du travail de Silke Huysmans & Hannes Dereere, qui utilisent le théâtre documentaire comme outil de réflexion sur l’extractivisme. Partant d'une statue pillée pendant la guerre civile libanaise et mystérieusement réapparue au MET de New York, Rayyane Tabet crée une performance retraçant son parcours. Pour ces artistes, le silence – ce qui n'est pas dit – devient l'espace d’investigation principal.

L'équilibre entre le dit et le non-dit est au cœur du théâtre de Parnia Shams, qui recrée la vie et la dynamique cachée d'une école de filles à Téhéran ; il résonne dans le récit passionné de Mark Teh sur la manière dont l'histoire de la Malaisie a été écrite et sur ce qui ne pouvait en être divulgué. L'exposition de Lav Diaz aborde des histoires moins connues des Philippines, alors même que L'Homme rare de Nadia Beugré propose une réflexion sur le regard porté par l'Europe sur les corps noirs et sur sa persistance actuelle. Ces projets, qui proviennent de points cardinaux différents, décrivent devant nous un vaste paysage politique et une manière renouvelée de l'écouter.

Même une ville que nous pensons connaître renferme des vies et des histoires inconnues de la plupart de ses citoyen·nes. Daniela Ortiz utilise l'espace public pour présenter un spectacle de marionnettes dont les protagonistes sont les animaux des monuments coloniaux de Bruxelles, comme s'ils étaient entendus pour la première fois. Satoko Ichihara nous guide autour de la tour japonaise de Laeken afin d'illustrer le fantasme orientaliste qui se cache derrière sa construction. Akira Takayama collabore avec des livreur·euses locaux·les dans des performances spontanées à travers la ville, présentant la réalité souvent négligée de cette industrie sous la forme de musique hip-hop.

La musique est un médium basé sur le temps, qui réagit souvent au présent. Dans Lavagem, les danseur·euses d’Alice Ripoll étudient la manière dont les identités racisées sont contraintes d'accomplir certaines tâches dans nos sociétés, tandis que la question de la résistance est fondamentale dans la nouvelle création de Bruno Beltrão. En résonance avec l'ensemble de la programmation, le programme discursif de cette édition s'intitule Politics of Music, rassemblant des perspectives sur la musique comme lieu de rencontre, de domination, de résistance, et sur son potentiel aujourd'hui.

Cette multiplicité de voix, de langues, d'esthétiques et de textures façonne le paysage sonore du festival. Ensemble, ces voix transmettent la complexité des sons inhérents au présent. Dans une pièce créée pour Kunstenfestivaldesarts, l'écrivain Teju Cole s'exprime ainsi : « Une playlist est un acte d'imagination. Vous pouvez écouter les chansons sans ordre particulier, car chaque playlist évolue selon sa propre logique, qui ne peut être déterminée à l'avance ». Voici le programme du festival : un espace pour embrasser les coïncidences et chérir les rencontres inattendues. Bonne écoute.

 

La direction artistique

Daniel Blanga Gubbay & Dries Douibi

 

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