10 — 14.05.2025

Tianzhuo Chen, Siko Setyanto Berlin-Jakarta

Moyang 先祖 & Seaman 漁師

performance — premiere

Beursschouwburg

Accessible pour des personnes en chaise roulante avec assistance | ⧖ 55min | €18 / €15

Le metteur en scène et artiste plasticien Tianzhuo Chen crée un décor minimaliste mais fascinant pour le danseur et chorégraphe Siko Setyanto, protagoniste de ce spectacle évocateur inspiré de la scène du nô japonais, la plus ancienne forme d’art théâtrale encore pratiquée à ce jour. Ensemble, ils explorent le croisement de traditions anciennes et de danse expressive improvisée pour raconter l’histoire captivante d’une rencontre entre les ancêtres et une baleine.

Accompagné des musiciens Kadapat et Kakushin, Setyanto entraîne le public dans un voyage méditatif, puisant dans les narratifs fluides et étendus de l’océan. La simplicité et l’immobilité de la chorégraphie contrastent avec l’intensité des contributions musicales. De cette collaboration naît une expérience immersive qui estompe la frontière entre la réalité et le spirituel.

Chen et Setyanto créent deux performances autonomes, mais reliées par un fil ténu, comme les faces opposées d’une même planète. Le public peut choisir l’une ou l’autre, ou voyager entre les deux. Chen s'est fait remarquer ces dernières années pour son langage visuel exceptionnel. Avec Setyanto, ils présentent cette œuvre extraordinaire pour la première fois à Bruxelles, qui nous entrouvre leur art visionnaire.

read more

Dans la myriade d’arts de la scène « traditionnels » asiatiques, on attend généralement du public qu’il connaisse ce qu’il regarde. Dans le théâtre nô (能) japonais par exemple, les techniques codifiées ancestrales permettent aux acteur·ices de transmettre tout un univers émotionnel à travers des gestes poétiques infimes. Une main levée doucement vers le visage avec les doigts tendus figure des pleurs ; un éventail lâché intentionnellement, la colère. Mais comment le savoir à moins de le savoir déjà ? Le mot nô est lui-même issu du mot sino-japonais pour « talent » ou « adresse ». Dans le théâtre traditionnel, la scène est en quelque sorte un portail épistémique. Qui décide de l’interprétation valable – et à travers quels systèmes de savoir ces modalités sémantiques se sont-elles développées ?

C’est dans cet univers de formes et de formats chargés d’histoire que s’aventure Tianzhuo Chen (陈天灼), magi- cien s’il en est de l’interprétation de traditions inventées, ou selon ses mots, de son propre « djing » 1 théâtral. Pour Moyang 先祖 & Seaman 漁師, il s’est à nouveau tourné vers son collaborateur de longue date Siko Setyanto, reprenant des personnages avec lesquels ils avaient travaillé dans une autre œuvre, Ocean Cage 2. Suivant la trame du récit planétaire, de la présence rituelle et d’une mémoire sans frontières ni lignes du temps, ils proposent une fois de plus un lieu chargé d’invocation ancestrale. Ocean Cage était un maelstrom maximaliste dont Moyang 先祖 & Seaman 漁師 pourrait être le cousin introspectif. Finies les projec- tions d’images mouvantes et la griserie d’objets flottants présentes dans les pièces précédentes. Chen abandonne ici le public dans une mise en scène délibérément autores- trictive, révélant de nouvelles facettes de son esthétique du folklore inventé, qui continue d’écorner les orthodoxies réalistes et les systèmes de croyances monocentrés.

Mise en scène dans deux pièces séparées, mais néan- moins liées (Moyang, Seaman), l’œuvre se déploie dans un événement qui s’étale dans la durée, renvoyant aux modes théâtraux prémodernes, où la performance ne constituait pas un acte isolé mais un don temporel. À la manière des cycles du wayang (théâtre d’ombres) indonésien ou des épopées du kabuki japonais en plusieurs pièces – avec des représentations étalées sur plusieurs jours et destinées à se déployer comme un temps mythique, Moyang 先祖 & Seaman 漁師 propose des temporalités distinctes, brouillant les frontières entre la scène et l’au-delà, le passé et le pré- sent, l’ancêtre et le marin. L’idée de la pièce leur est venue à Tokyo à l’automne dernier. Sollicités par BENTEN – un festival artistique expérimental – ils ont été invités à se produire au théâtre Shinjuku Kabukicho Noh – un geste plus que symbo- lique. Traditionnellement gouvernés selon le système strict du « iemoto » (家元, littéralement la « fondation familiale »), qui régit la transmission par une hiérarchie stricte de maître à disciple, les théâtres nô sont généralement protégés par une multitude de règles d’héritage opaques les rendant inac- cessibles aux tiers. Les deux artistes se sont donc vu offrir une opportunité rare de jouer dans la l’agencement d’une scène nô ; expérience dont ils ont tiré une version bruxelloise.

Pour cette version, la scène présente un temple fusion- nant les fondations en bois et spirituelles du nô avec les rumah adat d’Asie du Sud-Est, ces maisons traditionnelles et populaires communes en Indonésie – la patrie culturelle de cœur de Setyanto. Si l’influence des formes du Sud-Est asiatique sur l’architecture japonaise continue de faire débat, il est difficile de nier les caractéristiques communes telles que les toits de chaume, les étages surélevés et le principe de se déchausser avant d’entrer. Entre reproduction et inven- tion mythopoétique, la scène installée au Beurschouwburg insuffle la vie à ce dialogue intra-asiatique, rappelant non seulement la matérialité vécue de ces formes, mais extrapo- lant aussi leur distorsion – à la manière dont les architectures non européennes ont été idéalisées, exoticisées ou réduites à un spectacle ethnographique dans les expositions colo- niales des 19e et 20e siècles. Assimilant ces tensions, Chen intègre à la fois l’idéalisation et l’effet de distanciation (Ver- fremdung) dans la scénographie, les laissant persister dans leurs contradictions, sans les résoudre. Le sacré et le morce- lé coexistent : en arrière-plan, de la peinture à la bombe sur du carton et des découpes rappellent vaguement le théâtre d’ombres. Pour ancrer ce cosmos fabriqué, l’œil omniscientd’ADAHA, un emblème récurrent dans le registre visuel de l’artiste. Fidèle à la méthode additive de Chen, ce nom fait écho au concept sanskrit d’adha, une particule méditative et articulation linguistique signifiant « par conséquent » ou « par ailleurs » 3. Suspendu au-dessus d’une vague de type Hokusai et entouré de feu – un symbole de transformation, de purification et de destruction nécessaire, ADAHA préside tel une idole, une icône, un fétiche astral.

Tout au long de Moyang et Seaman, le performeur Siko Setyanto traverse une série de transformations, incarnant les personnages de l’ancêtre, du dieu soleil-lune et du pê- cheur. Ces personnages font office d’allégories – ouvertes, altérables et à résonance collective – figurant non pas une cosmologie particulière, mais des imaginaires partagés : l’ancêtre figure la présence intergénérationnelle, le pêcheur figure le marin de tous les océans et le dieu soleil-lune, une entité céleste qui transcende l’attribution d’un nom 4. Dans un dialogue sonore, Kakushin Nishihara (西原 鶴真) joue du satsuma biwa 5 dans le style Tsuruta (d’après Kinshi Tsuruta 鶴田 錦史 6). À la fois ancré et spectral, l’instrument est plus qu’un accompagnement musical : c’est un intermédiaire supplémentaire, associé historiquement à la transmission de récits et à la purification spirituelle. La transformation spirituelle se poursuit dans Seaman, où le dieu soleil-lune s’incarne dans le pêcheur. Setyanto s’y accompagne de la musique du duo expérimental balinais Kadapat (I GedeYogi Sukawiadnyana et I Gusti Nyoman Barga Sastrawadi) dont le gamelan évoque un dualisme rituel intense. Dans la cosmologie balinaise, les instruments en métal parlent des dieux ; ceux en bois, du monde humain. Dans la tradition, ces règnes musicaux demeurent séparés – joués ensemble, mais pas à l’unisson, maintenant ainsi une frontière entre les communications divine et mortelle. Ici, le duo expéri- mente timidement avec cette limite, étendant la grammaire tonale et les frontières rituelles des instruments à un conti- nuum fluide.

Comme le dit Tianzhuo Chen, dans les traditions cos- mologiques et philosophiques de l’Asie du sud-est et du sud-ouest, le sacré et le quotidien coexistent souvent sans séparation formelle. L’autel ancestral fait partie de la mai- son, le temple se fond dans la rue. Vue sous cet angle, la proposition artistique de Chen est un espace rituel à la fois performatif et provisoire, éphémère et habité – un lieu en devenir plutôt que d’appartenance. Prenons à cet égard la scène, puisque cette version de Moyang 先祖 & Seaman 漁師 marque le retour de Chen au principe de la boîte noire. Poursuivant son travail récent d’installations immersives, il s’empare du théâtre assis, non sans en détourner le cadre, en y intégrant « une scène/maison asiatique » qui appartient normalement à de tout autres agencements spatiaux. Ce faisant, Chen et ses collaborateur·ices ont créé une drama- turgie de la transmission – diffuse et changeante – qui nous invite non pas à résoudre, mais à ressentir ce qui se déroule sur scène. La performance qui en résulte est une représen- tation au-delà du sacré (fanum) et du profane (pro-fanum – littéralement « en dehors du temple ») ; une représentation de ce qui pourrait s’appeler l’anti-profanum : un espace en- globant les logiques binaires du dehors et du dedans, du sacré et du séculier, du connu et de l’inconnaissable.

Freda Fiala, mars 2025

Traduit par Diane Van Hauwaert

Dr Freda Fiala est spécialisée à la fois dans les études des arts de la scène et du Sud-est asiatique. Elle travaille à la faculté des Arts de l’Université de Linz. Ayant résidé à Berlin, à Hong Kong et à Taipei, elle écrit sur les écologies artistiques transcontemporaines.

Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Beursschouwburg
Direction artistique : Tianzhuo Chen | Chorégraphie et performance : Siko Setyanto | Musique Live : Kadapat, Kakushin Nishihara | Création lumières : Akihiko Tanida | Production technique : Francisca Marques, Paul Mede | Création costume : Chenting Yu | Maquillage : Una Ryu | Masque : Manda Pinky | Moyang 先祖 & Seaman 漁師 est une production de Tianzhuo Chen et partner in crime | Management : partner in crime
Coproduction: Kunstenfestivaldesarts
Moyang 先祖 & Seaman 漁師 est basé sur Ocean Cage, une production de Tianzhuo Chen et partner in crime en coproduction avec HAU Hebbel am Ufer, Arsenic, Kyoto Experiment, Kampnagel et tanzhaus nrw
Soutenu par un financement de HKF-Capital Cultural Fund Berlin

website by lvh