24 — 26.05.2025
Los Inescalables Alpes, buscando a Currito (« Les Alpes inescaladables, à la recherche de Currito ») est animé par le désir brûlant de revoir une personne. Le titre et la danse suggèrent un effort infini : celui de surmonter l’insurmontable. La chorégraphe andalouse María del Mar Suárez, aussi connue comme La Chachi, invente un flamenco hybride et profondément personnel, qui respecte et déconstruit la tradition tout en introduisant des éléments de krump et une sensibilité punk.
Sur scène, deux musiciens et une chanteuse occupent toute l’attention, lorsqu’une faible lueur vient à révéler la silhouette de La Chachi – le corps fermement ancré, le flamenco surgissant par soubresauts, tel des spasmes. Les mouvements s’enroulent et se brisent, les disciplines s’inversent : est-ce un concert ? Un spectacle de danse ? La musique construit le décor, La Chachi s’avance vers le public comme si elle escaladait les Alpes, et comme si celui-ci était témoin de son ascension depuis le sommet. La musique tourne en boucle et s’amplifie à chaque cycle, comme une avalanche qui engloutit tout sur son passage, nous emportant et refusant de lâcher sa quête. Los Inescalables Alpes est un spectacle profond et hypnotique ; une expérience singulière qui repousse les limites du genre et place La Chachi parmi les artistes les plus captivant·es de sa génération.
Lorsque je l’interroge sur Los inescalables Alpes, buscando a Currito («Les Alpes inescaladables, à la recherche de Currito»), la première chose que me dit mon amie Chachi, c’est: «Currito est un précipice». Pour comprendre cette œuvre, qui est aussi un chemin, il faut commencer par dire que María del Mar Suárez, La Chachi est un chemin en soi. Elle est un chemin qui mène vers un précipice qui ne finit jamais, et c’est justement dans ce fait de ne jamais finir qu’elle se définit. Elle a créé une pièce bien à son image. Dans «Currito» (comme elle appelle affectueusement la pièce), elle nous donne à voir un pèlerinage. Dans la culture andalouse, le pèlerinage, la célébration et à la fête ont toujours été étroitement liés, car ils partagent souvent les mêmes lieux dans le sud de l’Espagne. Mais les chemins de pèlerinage sont aussi ceux du martyre, de la douleur et du précipice auxquels fait référence La Chachi; des formes de spiritualité et de transcendance de la chair. Les pieds salis par la terre et le corps léger d’avoir traversé le séisme corporel du voyage relèvent d’une même chose: le voyage pour disparaître et puis renaître. Dans une mise en scène sobre, María del Mar Suárez –accompagnée de ses musiciens flamencos, guitare et percussions, et de la cantaora Lola Dolores, sa fidèle complice– nous donne à voir une corporalité féroce, bestiale, violente, saisie par la rage du flamenco zapateado comme dans un coup de feu, mais qui, malgré tout, laisse transparaître la jeune fille implorant l’amour de la Vierge. Elle ne l’implore pas, elle l’exige. Je tiens tout cela de première main. La Chachi et moi sommes ami·es et depuis de nombreuses années, nous nous aimons, nous nous suivons et nous nous accompagnons. Dans un bar madrilène, je profite d’une rencontre avec elle pour enregistrer notre conversation. Elle me parle de ce qu’a signifié pour elle la rupture avec le concept de chorégraphie auquel elle était habituée, de l’abîme de l’improvisation, de l’inspiration tirée du corps brisé du krump. Elle me dit qu’elle vit chaque représentation comme un pèlerinage où elle se met en danger. Elle me parle des marques que la pièce laisse sur son corps, des blessures du martyre, et enfin, nous en venons à son rapport à l’amour et au nom «Currito», qui est le nom de son père, et à la façon dont la quête complexe de l’amour filial a fini par surgir dans le processus de l’œuvre. Dans sa descente aux enfers à la recherche de l’amour de l’Homme, elle s’est trouvée confrontée à l’ombre d’un amour patriarcal violent incarné dans la figure du père. Elle me dit alors : « J’ai dû passer par la violence de mon père pour en arriver à cette pièce». Elle a sûrement ponctué ces mots d’un coup léger sur la table, ou en prenant une gorgée de bière. Sur scène, son corps se décompose mais, au début, elle respire avec une solennité de torera, retenant les chevaux de l’enfer avec une froide maîtrise, tout en chargeant l’air d’une étrange prophétie annonciatrice de la catastrophe à venir. Le corps de La Chachi se met à la disposition de cette violence; dans son pèlerinage, tous les fantômes de l’amour la traversent: celui de Currito-daddy et ceux de tous ses amours, pour peu que ce ne soit pas la même chose. En tant que public, nous l’accompagnons dans ce voyage, nous voyons la Vierge, et nous terminons le voyage avec un corps meurtri de blessures, mais plus proche de l’amour véritable. Elle me dit: «Il n’y aura pas d’autre pièce comme Currito dans ma carrière, j’ai la quarantaine et je dois faire attention à ma santé». J’arrête l’enregistrement. Nous trinquons.
Rocío, Señora, Pastora que alumbra el camino,
la luz de mi Aurora,
Lucero que ilumina el tiempo de todas mis horas,
Almonte será siempre el reino donde te coronan.
Rosée, seigneuresse, pasteure qui éclaire le chemin,
lumière de mon Aurore,
Étoile qui illumine le temps de toutes mes heures,
Almonte demeurera à jamais le royaume où tu es couronnée.
- Alberto Cortés, avril 2025.
- Traduit par Diane Van Hauwaert.
Alberto Cortés est metteur en scène, dramaturge et interprète.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, La Balsamine
Idée, metteuse en scène et performeuse : María del Mar Suárez, La Chachi | Chanteuse : Lola Dolores | Guitare : Francisco Martín | Percussions : Isaac García | Création lumières : Azael Ferrer | Sons : Pablo Contreras | Écrivain : Cristian Alcaraz | Assistant dramaturgie : Alberto Cortés | Costumes : Nantú | Designer vidéo : 99páginas/Tandem759 | Manager et distribution internationale : Luisa Hedo
Performances à Bruxelles avec le soutien de l’Ambassade d’Espagne en Belgique


