22 — 26.05.2025

Cherish Menzo Amsterdam

FRANK

danse — premiere

KVS BOX

Venue avec une chaise roulante à confirmer lors de la réservation en ligne ou via la billetterieAccessible aux personnes en chaise roulante | ⧖ ±1h30 | €18 / €15 | Contient des lumières stroboscopiques, de la musique forte et de l'utilisation de fumée

Dans FRANK, abréviation de Frankenstein, la chorégraphe Cherish Menzo s’intéresse à la figure du monstre. Au-delà d’un portrait physique ou visuel, elle recherche dans le monstrueux l’incarnation des croyances qui nous terrifient, nous horrifient, tout en nous fascinant. Elle crée du mouvement par la distorsion, qui absorbe la danse et disloque la structure. Elle analyse la désintégration et la décomposition graduelle des choses – le fait de devenir moindre, ou moins bien – pour déceler en quoi elles affectent les gestes.

S’entourant d’Omagbitse Omagbemi, de Mulunesh et de Malick Cissé, des performeur·euses de différentes générations, elle offre une performance à la croisée du rituel, de l’apocalypse et du carnaval. Les identités sont remises en question, la chair se distord jusqu’à l’explosion, l’intolérable. Les danseur·euses expriment leur être au monde par un ensemble de mouvements incohérents, déconstruits, dans un environnement qui s’effondre.

Prise dans un monde de plus en plus instable, fait de hoquets et d’événements improbables souvent effrayants et violents, la performance évoque les anciens films d’horreur et le préssentiment créé par le scintillement d’une lumière dans la nuit. « Nous vivons dans un monde étrange. Seuls les mouvements étranges sont possibles. » (Bayo Akomolafe).

"Menzo est une performeuse audacieuse, elle a du cran, une sérénité d’acier et elle a des choses importantes à dire." - Lyndsey Winship, 2022, The Guardian

"Si les pièces de Menzo sont résolument politiques, elles empruntent une autre voie pour aborder la politique que les performances militantes plus conventionnelles. En « élargissant les notions de temps », Menzo veut « générer de nouvelles interprétations » du corps noir." - Jonas Rutgeerts, 2025, The Drama Review

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Matters in monstrosity/Matters of monstrosity 

FRANK constitue le troisième chapitre d’une trilogie conçue par la chorégraphe Cherish Menzo entre 2019 et 2025. La distorsion est le leitmotiv des trois œuvres, mise en place en premier lieu dans le solo JEZEBEL de Menzo, puis dans le duo DARKMATTER, et désormais explorée dans FRANK, une pièce pour quatre interprètes. Semblable à la technique « Chopped & Screwed » employée dans le hip-hop, la distorsion se révèle être une méthode, voire une tactique, par laquelle Menzo génère des images et des mouvements qui défient les représentations stéréotypées des corps noirs. Dans FRANK, Menzo pousse plus loin son étude de la manière dont de telles images en viennent à être produites et disséminées, s’intéressant spécifiquement à la figure du monstre. La trilogie dans son ensemble montre l’attention assidue que Menzo porte à comment la perception –à la fois visuelle et somatique– est informée et, par conséquent, peut être déformée, dans le but de voir et de sentir autrement.

D’après le philosophe Báyò Akómoláfé (1) « La Noirceur est indéfiniment associée à la monstruosité ». En effet, la généalogie raciale du monstre a été tracée par la modernité blanche. Cependant, le monstre, soutient Akómoláfé, n’est pas «un quoi» – l’image immuable du mal inhérent. Le monstre est plutôt « un comment » : il est « le programme qui se cache au sein de l’image, l’anamorphose de l’image qui apparaît » (2). Le monstre est une «technologie multiculturelle» (3), qui opère en tant que critique de la subjectivité visant à maintenir les identités statiques et formatées, selon un soi-disant ordre «naturel». Par conséquent, le monstre est effectivement une perturbation, une faille, qui ne cherche pas, comme le voudraient les idées reçues, à détruire, mais à transformer par le biais de la tromperie, de la surprise et de la supercherie. Le monstre est un agent de la distorsion.

Dans un sens, FRANK met en scène la distorsion en action, et les interprètes –Menzo, en compagnie de Omagbitse Omagbemi, Mulunesh, et Malick Cissé– en sont les agent·es. Dans la lignée de la philosophie de Akómoláfé, ces agent·es n’incarnent pas des monstres sur scène ni ne jouent la monstruosité, comme on pourrait s’y attendre d’une pièce au titre évoquant l’œuvre de Mary Shelley, Frankenstein, or the Modern Prometheus (1818). Vêtu·es d’imperméables noirs aux capuches tirées sur la tête, ces agent·es sont chargé·es d’une mission qu’iels annoncent d’emblée : « La représentation de ce soir nous mène en coulisse pour assister en direct à la création, du début à la fin, d’une concoction d’imaginaires construite autour de l’effrayant. FRANK n’existe pas. FRANK est imaginaire, une affabulation tramée, créée expressément pour un moment choisi dans le temps.» Ainsi, ces agent·es anonymes, en quelque sorte des narrateur·rices, nous entraînent vers le fonctionnement interne de l’horreur, terrain toujours déjà adjacent à celui du désir.

En évoquant ce rapport entre horreur et attraction, FRANK s’inspire des contributions d’une autre autrice majeure, Christina Sharpe. En examinant comment la monstruosité structure les conditions d’une relation, Sharpe nomme «intimités monstrueuses» les rapports durables et profondément entremêlés produits par la violence raciale et sexuelle de l’esclavagisme. Cependant, Sharpe insiste sur le fait que ces intimités ne sont pas seulement historiques, mais également reconstituées, transmises, et vécues au présent, souvent de façons non reconnues – «des horreurs ordinaires, de tous les jours » (4) – ou faussement identifiées comme normales, voire même agréables. Menzo, tout comme Sharpe, examine les conséquences induites par le déni de notre complicité partagée en ce qui concerne la manière dont le passé façonne nos récits et nos expériences actuels.

Le dispositif scénique tri-frontal de FRANK contribue à la volonté qu’a Menzo de mettre en question cette complicité dans un contexte théâtral, notamment à travers « l’intimité monstrueuse » formée et entretenue par le regard. Comme dans ses deux pièces précédentes, Menzo ne cherche pas à abstraire le contexte de la performance, ni la performativité dans son travail. Au contraire, le théâtre occidental a été un lieu de reproduction et d’exacerbation de l’imagerie spécifiquement mise en cause par Menzo dans ses pièces. Ainsi, FRANK rompt avec le dispositif frontal de JEZEBEL et DARKMATTER afin de resserrer l’attention entre le public et les interprètes, de même qu’entre les membres du public qui peuvent, grâce à cette configuration spatiale, se regarder mutuellement en train de regarder la pièce. Tout en faisant référence à la structure des amphithéâtres anatomiques, le choix scénique de Menzo questionne qui, en fait, est sous examen.

Menzo accentue cette ambivalence, à partir de laquelle les intimités monstrueuses ont été édifiées, en employant un rideau en plastique transparent qui énonce clairement que notre regard est effectivement informé par un biais artificiel. «FRANK n’existe pas»: une fois stratifiée, nous pouvons désormais décortiquer le sens de cette assertion. L’affabulation/fabrication ultime est de nous convaincre de l’infaillibilité de la transparence, de l’imperméabilité de l’objectivité. De plus, alors que le rideau trace la configuration tri-frontale de la scène, il met en place une frontière entre les agent·es, qui se déplacent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de cet espace, et les spectateur·rices, qui sont apparemment immobiles. Pourtant, et de nouveau en référence à Akómoláfé, nous pourrions appréhender différemment l’emploi de cet équipement. «Chaque fois que nous rencontrons un monstre, nous traversons un seuil. Nous “entrons dans” un espace liminal» (5), propose Akómoláfé.

La mise en scène de Menzo souligne ainsi la façon dont la monstruosité contrecarre et déforme la perception: si, comme les agent·es le déclarent d’emblée, FRANK se déroule « à l’arrière-scène » – le rideau situé à l’avant-plan comme espace de représentation, dessinant une configuration de scène à l’avancée qui maintient précisément l’utilité de l’arrière-scène– alors où au juste nous trouvons-nous? Impliqué·es dans le dispositif tri-frontal, qui nous rappelle à la complicité de notre regard, nous sommes d’autant plus placé·es dans un espace imbriqué. Selon Menzo, le seuil est censé refléter le «Baka Gorong», un endroit situé derrière les plantations et devant les marais, où les esclaves du Suriname se rendaient pour effectuer des rituels Winti – diabolisés sous le régime colonial hollandais– et envisager de fuir. Le morceau de la chanteuse surinamienne Anne Goedhart, «Aisa De Na Baka Gorong/So Wadyo/Pityin Begi Mama», joué en boucle lors du spectacle, évoque aussi cet espace entre-deux de rites et de conspirations cachées, tout en invoquant la présence de Baka Gorong Aisa. Les monstres émergent lorsque les « bords se perdent » (6), déclare Akómoláfé: le Baka Gorong est l’endroit où la distinction entre lieu et présence s’effondre. La chanson est le présage de ce qui va arriver.

Empruntant aux pas Winti, les mouvements initialement directionnels et individuels des interprètes se métamorphosent bientôt en schémas circulaires. Ici, Menzo emploie l’enveloppe tri-frontale du rideau, derrière lequel a lieu un défilé. La chorégraphe fait référence à des figures comme celle du «Jab», dérivé du «diable» en créole français, et utilisé par les colons blancs pour nommer les esclaves de Grenade. Dans un acte de dérision, des personnes masquées, enduites de mélasse, de goudron, de pétrole, de peinture noire ou de charbon, «jouent le diable» pendant les fêtes du Carnaval aux Caraïbes afin de satiriser les horreurs infligées à leurs ancêtres. Plutôt que de satisfaire le désir de représentations monstrueuses, Menzo chorégraphie un défilé mettant en évidence la distorsion qui a lieu lorsqu’on danse sur le seuil d’où émergent les monstres. Les gestes des agent·es semblent fragmentés, mais connectés : lorsqu’iels entrent en contact, iels entrent aussi en transmission. Les mouvements sont empruntés, récupérés, corrompus et dévorés, rendus maladroits et incomplets. Le défilé penche vers les codes du grotesque, de la bêtise, de l’absurde même, sans jamais
y céder. En traversant le seuil, poursuit Akómoláfé, «Nous n’en sortons jamais indemnes.» (7) La contagion mène à des recompositions.

En effet, alors que le défilé impulse le spectacle vers un rythme ralenti au cours duquel les interprètes s’enlèvent mutuellement leurs uniformes, il me revient en mémoire, via Joshua Chambers-Letson, l’emploi par Nina Simone de «la métaphore apparemment chaotique d’une “grande tempête”, accentuant les capacités créatives à [...] désordonner et réorganiser» (8). La métaphore sert à décrire comment Simone a assimilé, et en fait reconfiguré la musique classique dans son répertoire. Les recompositions mènent à l’effondrement.

L’effondrement dans FRANK, tout d’abord annoncé par le chant, devient au final matériel. Comme précédemment abordé dans DARKMATTER et désormais amplifié dans ce troisième chapitre, FRANK défait le théâtre: non seulement les attentes et les façons de percevoir que nous en avons, mais sa structure même. Les scènes finales de FRANK mettent en lumière le travail laborieux de la distorsion. Un seuil, tout comme une tempête, ne laisse pas indemne. Bien que déchiquetée et décomposée, la scène n’est pas dénudée. Elle porte la marque de comment les intimités monstrueuses en viennent à se matérialiser, et expose pourquoi il importe d’en comprendre leur matière.

  • Madeleine Planeix-Crocker, avril 2025.
  • Traduit de l’anglais par l’autrice.

 

 

Madeleine Planeix-Crocker est programmatrice pour la performance et le spectacle vivant à Lafayette Anticipations. Depuis 2021, elle enseigne également la théorie de l’art aux Beaux-Arts de Paris.

 

(1) Akómoláfé, Báyò. “Black lives matter, But to whom? Why We Need a Politics of Exile in a Time of Troubling
Stuckness (Part II).” Democracy & Belonging Forum, 19 Jan. 2023, www.democracyandbelongingforum.org/forum-blog/black-lives-matter-but-to-whom-part-2. Accédé le 15 avril 2025.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Sharpe, Christina. Monstrous Intimacies : Making Post-slavery Subjects. Durham, NC: Duke University Press, 2010, p. 3.
(5) Akómoláfé, Báyò. “Killing Harambe, or how monsters are made”, www.bayoakomolafe.net/post/killing-harambe-or-how-monsters-are-made. Accédé le 15 avril 2025.
(6) Akómoláfé, Báyò. “Release the Kraken! Why we need monsters in these times of crises”, www.bayoakomolafe.net/post/release-the-kraken-why-we-need-monsters-in-these-times-of-crises. Accédé le 15 avril 2025.
(7) Akómoláfé, Báyò. “Killing Harambe, or how monsters are made”.
(8) Chambers-Letson, Joshua. After the Party: A Manifesto for Queer of Color Life. New York City, NY: NYU Press, 2018, p. 52.

Présentation : Kunstenfestivaldesarts, KVS

Production : GRIP & Theater Utrecht icw Dance On Ensemble
Concept et mise en scène : Cherish Menzo | Création et performance : Malick Cissé, Mulunesh, Omagbitse Omagbemi | Création sonore : Maria Muehombo aka M I M I | Création vidéo : Andrea Casetti | Ingénieur son et vidéo : Arthur De Vuyst | Création décors : Morgana Machado Marques | Création lumières : Ryoya Fudetani | Dramaturgie : Johanne Affricot, Renée Copraij | Costumes : Cherish Menzo | Texte : Khadija El Kharraz Alami, Cherish Menzo | Surtitrage : Jennifer Piasecki | Conseils artistiques : Khadija El Kharraz Alami, Nicole Geertruida | Techniciens tournée: Pieter-Jan Buelens, Arthur De Vuyst, Ryoya Fudetani, Hadrien Jeangette | Création graphique : Nick Mattan | Remerciements : Mildred Caprino, Anne Goedhart, Rodney Frederik & Winti Formation “Krin Ati,” Daryll Geldrop, Ernie Wolf, Sandra Menzo, Shavelie Menzo, Madeleine Planeix-Crocker, Sarah Garnaud, Alice Bröker, Johanna Cool | Textes : Cherish Menzo, Disembodied Narrator, inspiré par et avec des fragments du texte d’introduction de The Host d’Astroid City de Wes Anderson et de 1984 de George Orwells; Fragments, altérations et réinterprétations du chapitre 4 de Mary Shelley, The Modern Prometheus; Cherish Menzo, THE WITNESS, THE MONSTROUS; Chaka Demus and Pliers, Sister Nancy, Toots & the Maytals, Bam Bam | Inspiration, références, bibliographie : « Baka Gorong » est un endroit situé à l’arrière des anciennes plantations et devant les marécages où les personnes réduites en esclavage au Suriname se rendaient secrètement pour accomplir leurs rituels et envisager de s’enfuir ; « Jab Jab de Grenade » : le mot « Jab » est dérivé du mot français « Diable », ce qui signifie qu'un masqué jouant Jab Jab joue le rôle du diable. Jab est une représentation satirique du mal infligé par le colonisateur blanc aux personnes réduites en esclavage | Frantz Fanon, Black Skin, White Masks; Grada Kilomba, Plantation Memories, Episodes Of Everyday Racism; Julia Jristeva, Powers of Horror: An Essay on Abjection; Mary Shelley, Frankenstein; or, The Modern Prometheus; Christina Sharpe, Monstrous Intimacies; Saidiya Hartman, Venus in Two Acts; Susan Stryker, My Words to Victor Frankenstein above the Village of Chamounix Performing Transgender Rage; For the Wild: Dr Bayo Akomolafe on Coming alive to other senses /300 (podcast) ; AS TEMPERATURES RISE, EP 9. Bayo Akomolafe: Monsters, Fugitivity and Sitting in the Lostness of Things (podcast) ; Peter Hutchings, The Horror Film ; Wes Anderson, Asteroid City (The Host et General Gibson) ; Allan Lloyd Smith, This Thing of Darkness’ Racial Discourse in Mary Shelley’s Frankenstein
Production : GRIP & Theater Utrecht (Dagmar Bokma, Anne Breure, Maartje de Groot, Teun de Loos, Philip den Uyl, Hanne Doms, Seline Gosling, Anneleen Hermans, Tom Hemmer, Leonie Jekel, Myrthe Ligtenberg, Thomas Lloyd, Rudi Meulemans, Lize Meynaerts, Klaartje Oerlemans, Jennifer Piasecki, Florien Smits, Sylvie Svanberg, Bregt van Deursen, Ad van Mierlo, Yoni Vermeire, Nele Verreyken Vincent Wijlhuizen) | En collaboration avec : Dance On Ensemble / Bureau Ritter | Distribution internationale : A propic - Line Rousseau, Marion Gauvent | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Carreau du Temple, Productiehuis Theater Rotterdam, Julidans, PACT Zollverein, Montpellier Danse, Centre Chorégraphique National d’Orléans, Tanzquartier Wien, DDD - Festival Dias da Dança, Festival d’Automne à Paris, One Dance Festival, Perpodium
Avec le soutien de la Fondation Ammodo, le Gouvernement flamand, le Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge via Cronos Invest, BNG Bank Theaterprijs et le Charlotte Köhler Prize du Cultuurfonds, Culture Moves Europe | Merci à Centre national de la danse, BRONKS, KWP Kunstenwerkplaats, Atelier de Paris

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