01 — 04.07.2021

Marcela Levi & Lucía Russo Rio de Janeiro

grrRoUNd

danse — premiere

Zinnema

FR, NL, EN | ⧖ 1h | €16 / €13 | Contient de la nudité

Dans grrRoUNd, leur nouvelle création présentée en première au festival, les chorégraphes Marcela Levi et Lucía Russo, basées au Brésil, étudient et déclinent différentes possibilités offertes par le trémolo, un effet de vibration entre deux notes distinctes. En passant par Kraftwerk, les claquettes, la musique électronique de Bruno Tucunduva Ruviaro ou encore le cinquième mouvement de la Symphonie n° 2 de Gustav Mahler, elles développent une recherche chorégraphique minutieuse autour de la vibration du corps à partir de cet élément musical. Deux interprètes jouent également du piano, élément central par les vibrations qu’il produit, ainsi que du violon. Fil rouge d’une dramaturgie qui permet le glissement d’une musique et d’un style à l’autre, le trémolo catalyse cette vibration des corps et une instabilité au cœur de la chorégraphie. Les différents rythmes et oscillations qui cohabitent sur scène évoquent une pratique polyphonique qui ne tend pas vers l’harmonie mais cultive ses dissonances. Sur scène, six danseur·euses travaillent des images en solo et en groupe sur la question de l’instabilité, qui n’est autre que le reflet de la situation politique au Brésil, où la pandémie du Covid-19 a engendré une insécurité totale.

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grrRoUNd

entre nous, un sol commun

Anticiper une présence potentielle,
mais non encore avérée,
et qui n’a pas encore revêtu une forme stable,
devrait peut-être être le point de départ
de toute critique à venir
dont l’horizon est de forger un sol commun.
Achille Mbembe, Brutalisme, 2020

je ne suis pas chorégraphe, pas danseuse, ni actrice, ni performeuse, je ne suis pas européenne, ni juive, je ne suis pas riche, pas pauvre, je ne suis pas un homme, je suis une femme, je ne suis pas noire, je ne suis pas amérindienne, je ne suis pas musicienne, je ne suis pas mathématicienne, je ne suis pas scientifique, je ne suis pas libre, je ne suis pas heureuse, je ne suis pas triste, je ne suis pas mariée, je ne suis pas toute seule, je suis seule, je ne suis pas hétéro, je ne suis pas lesbienne, je ne suis pas jardinière, je ne suis pas recyclée, je ne suis pas enthousiaste, je ne suis pas apathique, je ne suis pas apolitique, je suis, malgré moi, raciste et machiste, je ne suis pas libre, je ne suis pas jeune, je ne suis pas vieille, je ne suis pas alpiniste, je ne suis pas cycliste, je ne suis pas libre. je ne suis pas, beaucoup de choses.         

voilà que le non-être s’affirme aujourd’hui comme une partie fondamentale du traçage d’un sol commun. un sol en négatif. nous nous définissons non seulement par une identité positivée, construite ou affirmée, luttant pour une émancipation, mais nous nous définissons aussi à travers le nombre incalculable de pertes qui constituent l’espace commun des sociétés contemporaines. le non-être, ainsi, se rapproche de la vision individuelle et solitaire de l’échec/succès qui nous façonne, offert par le monde ultra néolibéral, où, de fait, une immense majorité de gens survivra dans les couches de ce que j’appelle ici « le non-être ». cette espèce d’homme·de femme démuni·e d’humanité, ou tout simplement oublié·e par la société en fonction de ses échecs successifs (en sachant bien sûr que les deux évènements sont toujours liés). mais le non-être n’est pas que cela. il est aussi la puissance qui nous pousse à abandonner l’édifice colonial-occidental et raciste de l’Être et qui nous oblige, ou du moins, nous appelle à reconnaître une immense couche de sol composée de non-êtres cachés ou reniés, structurellement et historiquement. les non-êtres vivent dans des couches anciennes et ancestrales, mais qui sont toujours actuelles, subalternisées ou exterminées depuis des siècles, puisque le droit d’exister dignement et en état de réciprocité – sur un sol commun – n’est pas celui du sol que nous avons construit, ni celui sur lequel nous marchons aujourd’hui, n’importe où sur la planète. nous continuons d’être la société des murs, des frontières, des plantations, des favelas, des apartheids, des camps, de la guerre, de la guerre, de la guerre.         

mais sur ce même sol, et encore toujours dans les contours du non-être, nous sommes aussi appelé·es, et, aujourd’hui, au-delà de ce que nous pouvions prévoir, à activer la puissance de la Relation (Glissant, 1990). en déplaçant l’Être comme origine et édifice du sol sur lequel on marche. en nous imaginant possibles uniquement comme le fruit d’un évènement par lequel on n’existe qu’en co-naissant (Mbembe, 2021).         

si l’on ne parvient pas à activer la puissance de la relation, d’un être-étant, co-naissant, nous deviendrons comme les mains négatives imprimées sur les parois d’une caverne, il y a trente mille ans (Duras, 1997). l’accumulation des non-êtres nous donnera, au mieux, la possibilité de ne devenir que des vestiges, dans un futur encore inimaginable aujourd’hui. ce sol commun du non-être c’est là où l’on abandonne les rejets du corps, les restes et les morceaux de tout ce que la vie nous offre, asphyxiante, invivable, extrêmement injuste, marquée par une concentration de richesses chaque fois plus criante, et par l’augmentation indescriptible de passant·es, de plus en plus précarisé·es, ou simplement éliminables et aisément remplaçables. le fait d’être jetable à ce point, complètement échangeable, et vite, vite, très vite évincé·e, détermine, sur nos corps, le traçage d’un sol de forces de domination prédatrice. connaître ce sol est la tâche primordiale des arts du corps. sans cette connaissance à son sujet, et sans la quête pour le combattre, notre possibilité même de circulation, et donc de mouvement, sera aussi interrompue. je ne serai pas la seule à ne pas être danseuse, personne d’autre ne le sera. plus personne. plus un seul corps. le fait aussi que la plupart de ces forces prédatrices ne possèdent pas toujours des formes stables, apparaissant comme ceux·celles qui fuient sur la ligne d’étonnants processus de mutation, nous fait rechercher un genre de connaissance attaché aux sols instables – en tremblement. proche des modes du tâter, du ramper, du tomber, du lever. là où vit le tremblement se trouve la possibilité de danser. contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, la danse n’a besoin ni d’un corps droit, ni d’un sol ferme. mais de corps cassables, malléables, perméables, transférables et donc sensibles à cette instabilité du sol sur lequel il peut danser. aussi, contrairement à ce que l’on croyait jadis, un corps-critique rampant est aujourd’hui le corps-critique, disons, le plus élevé. ce corps rampant de la critique est celui qui pressent le mieux les présences anticipatoires. en s’éloignant, non sans effort, de la confirmation des formes prévisibles et fixes que la critique nourrissait comme forme intrinsèque de son imaginaire. nous sommes aujourd’hui convoqué·es à imaginer le monde différemment sous peine de ne plus pouvoir y vivre.         

voilà bien longtemps que le sol du monde est entré dans ces systèmes chaotiques du Tout-Monde en tremblement, comme l’alertait Glissant. mais nous n’avons jamais autant senti, à l’échelle planétaire, que nous avons tous·tes perdu pied. que nous n’avons pas été capables de construire un sol commun qui ne soit pas celui de la destruction. et que oui, maintenant nous sommes assigné·es, désormais sans sol, au crapahutage critique et esthétique. cherchant à retracer des propositions de connaissances germinales : sous forme de germe. proches de la putréfaction de ce monde, mais aussi du surgissement larvaire d’autres formes-vies.         

quand le corps danse toutes ces forces, autant celles de la domination prédatrice que celles du tremblement et de l’imprévisibilité du Tout-Monde, elles s’entrechoquent. il n’y a aucune possibilité de mouvement sans que ces forces ne soient ressenties, incorporées, traversant le corps qui danse et celui de la scène, que nous posons ou que nous installons là, provisoirement, de façon instable.         

grrRoUNd (sol) cherche à être ou, d’une certaine façon, se retrouve face à ces forces, avec jubilation et terreur. joie et tremblement. le monde couvert de plumes est une scène qui instaure le sol de grrRoUNd. ce sont les plumes de nos oiseaux carbonisés. de nos corps carbonisés. ce sont toutes les peines du monde aussi, réunies, là, par ces si délicates plumes noires. ce sont les morts incomptables du temps des sols immémoriaux qui traversent la terra brasilis, et au-delà.         

de sol en sol s’ouvrent des mondes – les faire converger et cohabiter dans le même espace-temps c’est aussi ce qu’affronte grrRoUNd. proposition que les danseur·euses et les chorégraphes incorporent, sans pour autant diluer un sol dans l’autre, ni les écarter l’un de l’autre. ils sont tous en Relation percussive, résonnent les tremblements où n’être-pas ou être-étant est l’expérience laminée et liminaire de construction, et je dirais même d’anticipation, d’un possible sol commun.         

le terme « sol » doit être lu ici dans sa double condition : celle de sol, mais aussi celle des solos que les danseurs·euses exécutent seul·es. dans ce spectacle, il n’y a que des solos, ce qui est, a priori, imposé par la condition sanitaire qui empêche de toucher le corps de l’autre. mais, même s’ils sont « intouchables », les corps des danseurs·euses-créateurs·ices sont tous traversés par la force percussive qui est à la base, disons sur le sol même de la scène, du spectacle. c’est une percussion faite de corps-sons-musiques et de mots, une percussion ouverte à des sonorités inaudibles, faites de morceaux mélangés de toutes ces particules mises ensemble. cette puissance percussive engendre elle-même une forme imprévisible de contact entre tous·tes. propageant et traversant nos corps, elle répercute et résonne sur tous les sols. pourrait-on parler alors d’un sol commun ?           

  • Ana Kiffer 

Ana Kiffer est écrivaine et professeure de la Pontificale Université Catholique de Rio de Janeiro et de l’Université Fédérale Fluminense. Depuis les années 1990, elle travaille sur les relations entre le corps et l’écriture, sur les politiques du corps et les affections politiques dans le domaine des arts et de la culture.

Présentation : Kunstenfestivaldesarts-Kaaitheater-Zinnema

Concept, mise en scène : Marcela Levi & Lucía Russo | Performance, co-création : Alexei Henriques, Ícaro Gaya, Lucas Fonseca, Martim Gueller, Tamires Costa, Washington Silva | Interlocution : Ana Kiffer, Felipe Ribeiro | Assistance : Lucas Fonseca, Tamires Costa | Conception lumière : Laura Salerno | Direction technique : Daniel Uryon | Conception sonore : toute l'équipe | Costumes : Marcela Levi & Lucía Russo | Conseiller technique du son : Diogo Perdigão | Production : Improvável Produções | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Kaaitheater, PACT Zollverein, Julidans, Something Great | Distribution : Something Great | Avec le soutien de : Centro Coreográfico da Cidade do Rio de Janeiro/Secretaria Municipal de Cultura, Consulado da Argentina no Rio de Janeiro, Espaço Cultural Sítio Canto da Sabiá, Instituto Villa-Lobos UNIRIO | Résidence : Kunstenwerkplaats | Sponsoring : Fomento a todas as artes - Lei Aldir Blanc | Secretaria Municipal de Cultura de Rio de Janeiro | Remerciements : Alberto Lalouf, Adriana Coma, André Lepecki, Angela Camargo Seixas, Ana Kavalis, Andrea Del Giorgio, Bruno Jacomino, Carolina Herman, Cecilia Russo, Diego Dantas et toute l'équipe du CCO, Dina Salem Levy, Doriana Mendes, Daniel Bargues, Fernando Salis, Ginetta Mortera, Giulia Messia, Gustavo Ciríaco, Irene Lenz, Joaquim Alves Ribeiro, Katharina Wallisch, Laura Erber, Luis Maria Giannetti, Maria De Paiva Ribeiro, Maria Villalonga, Marta Heumann, Patricia Giannetti, Paula Delecave, Paula Giannetti, Rui Silveira, Sérgio Barrenechea, Sérgio Rezende, Sol Giannetti, Steven Harper, Susana Russo, Teresa Bofill, Valéria Meireles, Vera Mantero, Verónica Russo, Victoria Giannetti.

Wind, installation conçue par Lucía Russo en collaboration avec Marcela Levi et le conseil technique de Bruno Jacomino, développée dans le cadre du projet A room of wonder (2013) de Gustavo Ciríaco

Marina & Ulay, installation conçue par Marcela Levi, une transcréation de l'action Imponderabilia (1977) de Marina Abramovic et Ulay.

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