22 — 26.05.2024
Уя (« Nid ») nous immerge dans le couloir d’un appartement de Bichkek. Comme si nous étions témoin·tes de scènes depuis une pièce voisine, nous observons des personnages traverser l’espace : une fille qui travaille dans le milieu du clubbing kirghize, un garçon dont le père combat avec Daech, une femme âgée qui a fondé un orphelinat chez elle, un nationaliste d’extrême droite et une activiste féministe. Chagaldak Zamirbekov et Theater 705, l’un des rares théâtres kirghizes indépendants et une voix féministe d’Asie centrale, ont créé Уя (Nest) à partir d’entretiens faits avec des Kirghizes ayant tous·tes répondu à la même question : qu’est-ce que la maison pour vous ? Leurs récits, jusqu’à leurs mots et intonations, sont reproduits par les acteur·ices dans un style cinématographique hyperréaliste. Les personnages partagent un même espace sans sembler se voir, évoquant un certain sentiment de solitude et de désarroi de la société kirghize – un terreau fertile pour l’idéologie nationaliste. Cette maison, ce nid, pourrait-elle être la nation au sein de laquelle nous pourrions coexister ou vivre véritablement ensemble ? Уя (Nest) dépeint un portrait de la société kirghize au croisement entre l’hyperbole et le réalisme. Une occasion rare de tendre l’oreille aux révélations intimes d’une région trop longtemps absente du festival.
Un théâtre de verbatim
Chagaldak Zamirbekov est un jeune metteur en scène très énergique et au charisme particulier. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, j’ai directement senti cette énergie qui le pousse à être déjà, à 29 ans seulement, l’auteur de nombreuses pièces ressemblant à des documentaires existentiels.
Bien qu’il ait une formation académique, la méthode de travail de Chagaldak est assez expérimentale. Dans sa nouvelle pièce, Уя («Nid»), les acteur·ices semblent raconter leur propre histoire, comme s’iels n’étaient pas lié·es à un scénario. Le texte a été écrit à partir d’entretiens faits avec des Kirghizes ayant tous·tes répondu à la même question : qu’est-ce que la maison pour vous? Leurs récits, jusqu’à leurs mots et leurs intonations, sont reproduits par les acteur·ices dans un style cinématographique hyperréaliste, faisant de Уя (Nest) un théâtre de verbatim.
L’œuvre s’inscrit dans le contexte très spécifique du Kirghizstan, pays de l’ancienne république soviétique ayant acquis son indépendance en 1991. Le titre de la pièce suggère une idée d’unité, mais les tensions à l’intérieur de cette chose unie appelée État, ou pays, ou nid ont fini par déclencher un processus de transformation, avec la révolution des tulipes en 2005 et le renversement du président en 2010. Malgré la démocratisation, le pays reste aujourd’hui un terreau fertile pour le nationalisme, le conservatisme et l’extrémisme religieux.
Étant russophone, je ne comprends pas très bien le kirghize, qui est aujourd’hui la langue nationale. Après avoir subi l’interdiction pendant l’ère soviétique, elle a maintenant le droit de se parler librement, quand bien même sa transmission est parfois prise en otage: «vous ne devez parler QUE cette langue» scande un homme dans la pièce. La voix, et la langue elle-même, constituent le fil conducteur de Уя (Nest) tant elles sont, dans cette pièce, hautement politisées.
La distance créée par ma méconnaissance de la langue m’a permis, dans un premier temps, de voir la performance dans sa forme non discursive, faisant ressortir la plasticité de sa gestion de l’espace. La pièce fonctionne comme une Camera Obscura où s’enchaînent, par des jeux d’ouvertures et de fermetures, des récits de vie de personnes simples dans des situations complexes, comme autant d’instantanés.
Dans un second temps, l’accès au sens du texte m’a permis de suivre l’enchaînement des voix qui se coupent pour passer d’un récit à l’autre, comme si la résolution de l’un se trouvait toujours dans le développement du suivant. Aux paradoxes de vie, où vie et religion entrent en conflit, créant des situations difficiles, voire insolubles, succèdent les histoires glaçantes, mais comptées avec humour, de femmes otages du patriarcat, démontrant que la voix peut être un véhicule qui déclenche quelque chose. Le «Nous» du nationalisme fait irruption pour se constituer en son seul message et exclure de l’avenir tout ce qui n’est pas ce « Nous », alors que d’une chanson et de l’atmosphère d’une discothèque, mais avec une saveur locale, un autre « nous » apparaît devant nos yeux. Transformation d’un « Nous » en un autre « nous », par le chant et par la danse.
Уя (Nest) a été créé par le Theatre 705, un théâtre indépendant qui, comme toutes les infrastructures voulant échapper à la mainmise de l’État, se trouve dans un appartement. Lorsque la pièce a été jouée à Bishkek, le public était assis dans l’une de ses pièces tandis que le spectacle se déroulait dans le corridor adjacent.
Уя (Nest) nous immerge dans un appartement où les personnages semblent se croiser sans se voir, où un garçon nous raconte le combat de son père aux côtés de Daech, où une femme âgée a fondé un orphelinat, où un homme a le privilège de lire des livres et de dire à sa fille de se sentir libre, alors que pendant ce temps sa femme est asservie au travail invisible du foyer. Cette maison, ce nid dans lequel nous sommes tous·tes submergé·es, se constitue en véritable critique de la société kirhize.
- Meder Akhmetov, Avril 2024
Meder Akhmetov est architecte, artiste, curateur et spécialiste de la scène kirghize d’art contemporain. Élevé en Union Soviétique, il a accompli des études d’architecture et de philosophie contemporaine en Allemagne. Depuis la chute de l’URSS, il s’investit dans le développement de la vie artistique du Kirghizstan, pays post-soviétique émergent.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Continental Brussels
Mise en scène : Chagaldak Zamirbekov | Interprètes : Asylbek kyzy Zere, Tursunbaeva Gulmira, Edigeeva Aisanat Asylbekovna, Zhusupbek uulu Emil, Kaparova Manasbek | Production: Darina Manasbek