16.05, 17.05.2024
Une personne se tient au bord du proscenium – l’espace de l’avant-scène souvent utilisé pour les discours ou le stand-up – et passe en silence d’une pose à une autre. La bande sonore va et vient, comme si elle suivait les mouvements du vent, ou comme si elle était l’écho de bruits lointains qui refléterait une histoire qui n’a pas encore eu lieu. Subtilement, des références iconiques et des images du quotidien émergent et interrogent ce que signifie occuper un lieu et prendre position. Dans un solo tout en nuance, Maria Hassabi fusionne le pouvoir et la vulnérabilité que l’on peut ressentir lorsqu’on “est” sur scène. Dans son style caractérisé par la lenteur, les silences et la précision esthétique, elle éveille l’imagination du public par un défilé d’images séquentielles. Que se passe-t-il lorsque le processus de création d’une image est exposé ? Dans un monde inondé d’images, ne perdent-elles pas rapidement leur attrait ? Hassabi, qui a présenté son travail dans les plus grands musées du monde et au festival en 2014 et 2017, offre avec On Stage l’une de ses œuvres les plus radicales et personnelles ; une réflexion féministe et un regard approfondi sur sa trajectoire artistique. Une œuvre d’une rare puissance qui rend l’intensité de Hassabi visible, presque tangible, en face-à-face avec le public.
"Lorsque Hassabi tient ses mains devant son corps, le temps semble s'écouler entre ses doigts. (...) Toujours sur le fil, juste avant l'éruption. Elle prouve que même à une époque où les idées novatrices sont rares, il est possible d'ouvrir de nouveaux horizons dans le domaine de la danse.”
Der Standard
Tenir l’extrémité de la scène
Daniel Blanga Gubbay – J’aimerais commencer par aborder l’espace du théâtre, On Stage étant l’une de tes créations la plus en lien avec son architecture.
Maria Hassabi – On Stage traite de la présentation au sein de l’espace théâtral. Mes créations accordent généralement une grande attention à la dimension d’installation. Ici, l’installation est l’espace du théâtre en lui-même, la scène, vide, en tant que telle.
DBG – Plus précisément, tu explores l’élément architectural que constitue le proscenium, ou l’avant-scène, la partie de la scène la plus proche du public. Je me souviens que dès le départ, il était clair pour toi que ce serait l’élément central de cette création. D’où te viens cette image ?
MH – L’une de mes premières inspirations est la scène d’ouverture d’Opening Night, un film de John Cassavetes de 1977. Le personnage de Gena Rowlands se trouve sur un proscenium, les bras tendus, devant un public nombreux. C’est là que commence son monologue, à la fois beau et assez sentimental. En dehors de cette scène d’ouverture, On Stage n’a rien en commun avec le film. D’habitude, un proscenium est associé à un geste grandiose et crée, auprès du public, l’attente d’une représentation, d’un «vrai spectacle ».
DBG – Il y a en effet un contraste puissant entre ce que l’on imagine qui se produira sur un proscenium –la place pour les grandes annonces ou le stand-up – et les mouvements minimaux du corps.
MH – Dès le départ, je voulais produire une œuvre minimaliste pour un proscenium, une œuvre qui ignorerait l’ampleur de l’espace. Les prosceniums favorisent le quatrième mur, ce mur imaginaire qui sépare le public de l’artiste. Avec ce solo, je voulais esquiver l’attente d’une séparation et susciter la possibilité d’un échange intime avec le public. Un pari sur l’intimité, tout en flirtant avec l’idée des attentes.
DBG – Tu te trouves sur le bord de la scène, très exposée, et la lenteur de tes mouvements nous permettent –nous, le public– de projeter des poses que nous avons pu voir par le passé.
MH – On Stage se compose d’images plurielles liées de près ou de loin à des idées de présentation, et elles requièrent mon plein engagement dans le moment présent. Les images ont le don de pouvoir accueillir des projections. Depuis plus de dix ans, je travaille sur le fait d’exprimer des images dans des spectacles, me servant du ralentissement et de la précision lorsque je me déplace d’une pose à une autre. Sans recourir aux dispositifs classiques du théâtre –changement d’éclairage, de costumes ou de musique– je me fie à la corporéité pour faire vivre ces images, tant auprès du public qu’auprès de l’artiste. La forme humaine n’est aucunement abstraite. Toutefois, le maintien d’une pose pendant un certain temps finit par rendre sa signification plus abstraite, et imprime un changement à la représentation. L’immobilité prend le rôle de la répétition, un moyen souvent utilisé dans la danse et dans d’autres formes d’art. La dramaturgie des images d’On Stage n’attend pas du public qu’il les reconnaisse, mais invite plutôt chaque individu à y projeter ses propres références. En 2009, lorsque j’ai commencé à développer cette pratique, j’ai copié plus de 300 images et sculptures issues du domaine de l’histoire de l’art, de la culture pop et du quotidien. Aujourd’hui, je ne ressens plus le besoin de puiser des références dans les livres, parce que je me suis aperçue que le corps est l’hôte de représentations, et que celles-ci deviennent accessibles à travers le recours à des poses, à l’immobilité.
DBG – La musique a toujours occupé une place importante au sein de tes projets. Ici, on dirait une chose venue d’ailleurs, voyageant à travers le temps, de manière indéfinie, et qui semble atterrir sur la scène. Quel travail spécifique as-tu fait pour la bande-son ?
MH – Je voulais une bande-son qui offrirait au public une sensation de confort, un coussin acoustique. Elle se base sur des sons d’ambiance à la fois familiers et non reconnaissables, mêlés à des sons issus du théâtre, des extraits sentimentaux ou des passages plus grandioses.
DBG – C’est une approche très généreuse. On Stage se déploie de façon très délicate tout en étant une œuvre très assertive. Pour revenir à l’espace du proscenium, je pourrais voir une sorte de manifeste dans l’acte de se poser là, en affirmation, sans mots, uniquement par ta présence. Comme une affirmation de ta propre pratique, de nombreuses années de pratique artistique.
MH – D’une certaine façon, cette création est l’expression de ma pratique, tout en étant aussi une mise en cause du pouvoir des images dans notre société. Je sens que j’ai été désensibilisée à l’égard de l’information, qui est manipulée par le barrage des images dans notre quotidien. Ce que j’aime dans les images, c’est le mécanisme de la projection, joint à la liberté d’interprétation et le temps passé à regarder. Mais les images peuvent aussi être sournoises, engloutissant le pouvoir du réel et celui d’être dans le moment présent.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Théâtre des Martyrs
Performance : Maria Hassabi | Création sonore : Stavros Gasparatos, Maria Hassabi | Création lumières : Aliki Danezi Knutsen | Costumes : Victoria Bartlett, Maria Hassabi | Assistantes : Elena Antoniou, Maribeth Nartatez | Dramaturgie et production : Ash Bulayev | Management et distribution : Rui Silveira – Something Great
Production : Maria Hassabi en collaboration avec Something Great | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Tanzquartier Wien, Festival d’Automne à Paris, Julidans, Taipei Arts Festival/TPAC – Taipei Performing Arts Centre