11.05, 12.05, 14 — 17.05, 22 — 26.05, 28 — 31.05.2024
Anne Teresa De Keersmaeker, Radouan Mriziga, / Rosas, / A7LA5 Bruxelles-Marrakech
Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione
danse — premiere
Peut-on encore évoquer les quatre saisons aujourd'hui ? Anne Teresa De Keersmaeker et Radouan Mriziga s’inspirent d’un magnifique enregistrement de l’emblématique Les quatre saisons de Vivaldi, composé il y a tout juste 300 ans, interprété par la violoniste Amandine Beyer et son ensemble Gli Incogniti. Les deux chorégraphes avaient déjà collaboré ensemble dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts 2020, dans le jardin de la Maison des Arts. Outre leur intérêt commun pour l’observation de la nature, la géométrie et l’incarnation de l’abstraction, iels partagent la même préoccupation pour notre rapport versatile – de plus en plus troublant – avec notre environnement naturel. Les quatre saisons les portent à explorer les schémas, les structures et les éléments que l’on retrouve dans la nature, ainsi que les phénomènes astronomiques, comme sources d’inspiration pour une chorégraphie. Tout en proposant un contrepoint chorégraphique, la pièce revient à l’essence, à la structure de la composition de Vivaldi et aux nombreuses émotions et associations qu’elle évoque. Une réflexion qui met aussi douloureusement en évidence l’urgence de la crise climatique dans une ode à la nature magnifique, contemplative, en quatre chapitres et portée par quatre corps.
Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione
Cette production a été créée au cours de l’hiver et du printemps 2024. Pendant cette période, nous avons été témoin·es d’une brutalité et d’une injustice sans précédent. Qu’elles soient lointaines ou proches, nous sommes confronté·es chaque jour à des images de cruauté et de violence. Les guerres et les génocides ne sont pas l’apanage des siècles précédents et la conclusion déprimante est que nous n’avons guère tiré d’enseignement des expériences passées. «Plus jamais ça» devrait signifier «plus jamais ça nulle part». En tant que citoyen·nes et artistes, nous avons envie de crier, mais nous nous sentons aussi impuissant·es et sans voix. Nous sommes conscient·es de notre position privilégiée et nous efforçons de remettre constamment en question nos gestes, nos déclarations et nos actions. Les gens ont toujours fait de la musique et de la danse dans les moments de grande joie comme dans ceux de profonde tristesse et de désespoir. Nous espérons que nos représentations seront un moment de réflexion et de consolation.
- Anne Teresa De Keersmaeker & Radouan Mriziga, Bruxelles, le 5 mai 2024
Anne Teresa De Keersmaeker et Radouan Mriziga ont déjà collaboré sur 3ird5@w9rk, une performance spécialement créée pour le jardin de la Maison des Arts, lors du Kunstenfestivaldesarts en 2020. Les voici à nouveau réunis pour un nouveau projet – Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione, une chorégraphie pour quatre danseurs– dont les répétitions ont commencé en janvier par une analyse des Quatre Saisons d’Antonio Vivaldi sous la direction de la violoniste Amandine Beyer dont l’enregistrement très acclamé est à la base de cette nouvelle chorégraphie. Le choix de cette pièce musicale célébrissime a de quoi surprendre. Pourquoi avez-vous voulu explorer précisément cette composition? Et comment fait-elle le lien entre vous trois?
Anne Teresa De Keersmaeker – J’ai découvert l’interprétation des Quatre Saisons de Vivaldi par Nikolaus Harnoncourt au début des années 1980. C’est effectivement une des pièces les plus emblématiques – voire la plus emblématique– de la musique classique occidentale. Mais sa beauté exceptionnelle finit par la desservir, un peu comme un coucher de soleil : cela reste bien sûr tout aussi photogénique mais son image tend à être surexploitée. Bon nombre de musicien·nes considèrent Les Quatre Saisons, comme de la musique populaire –au sens négatif du terme. J’ai toutefois l’impression que les choses sont en train de changer. Amandine m’a convaincue de créer un spectacle basé sur une pièce musicale de Vivaldi. Nous avions déjà travaillé ensemble sur Biber et Bach, mais depuis nos premières rencontres, elle «voulait» du Vivaldi.
Radouan Mriziga – Je connais la musique de Vivaldi un peu comme tout le monde la connaît. Mais je suis ravi de l’occasion qui m’est offerte d’explorer avec la danse l’espace musical de Vivaldi, et en particulier cette pièce. Et comme c’est un tube connu de tous·tes, il est facile pour le public de le reconnaître, d’entrer et de partager cet espace avec nous. Les Quatre Saisons font partie de notre mémoire collective. Comme d’autres artefacts artistiques ou culturels, cette pièce évoque et convoque des airs, des sons, des souvenirs et des sentiments propices au partage et aux échanges. C’est important aujourd’hui. Pour nous, le défi est d’accéder vraiment au cœur de cette musique, de l’analyser.
ATDK – Nous avons bien sûr été également séduit·es par l’idée d’une pièce musicale traitant directement du thème des quatre saisons. Les évocations de la nature y sont omniprésentes. Les Quatre Saisons nous interpellent 13 dans notre relation à l’environnement, une question qui est justement au cœur de nos œuvres. L’observation de la nature oriente notre exploration chorégraphique. Quel regard portons-nous sur la nature? C’est quelque chose qui nous préoccupe beaucoup et qui continue de soulever de nombreuses questions. Est-ce qu’il y a encore des saisons ? Comme Shakespeare l’écrit dans Le Songe d’une nuit d’été, «nous voyons les saisons changer (...) Le printemps, l’été, l’automne fécond, l’hiver chagrin (...) le monde effaré ne sait plus les reconnaître (...) Ce qui engendre ces maux, ce sont nos débats et nos dissensions : nous en sommes les auteur·ices et l’origine.»
RM – Nous sommes face à de terribles enjeux. La bio-diversité est en danger. La musique n’aborde pas explicitement cette question, mais la simplicité même de la vision vivaldienne des saisons nous permet de réfléchir à ce phénomène cyclique à partir d’éléments tels que le soleil, la chaleur, le froid, les animaux, l’eau, le vent, les plantes. «Ce sont les saisons, il y en a quatre, et si ici il n’en reste que deux, c’est qu’il y a un problème». Nous savons ce qui est en train de se passer, nous le ressentons tous·tes. Le fait que Vivaldi soit un méditerranéen est un autre élément qui m’a convaincu. Je suis moi-même originaire de cette région, je l’aime et j’aime sa culture, tout ce qu’elle a produit. Son patrimoine historique est de toute beauté, mais son passé est aussi marqué par des catastrophes et des injustices. Il est important d’analyser cette musique sous le prisme de la région où elle a été composée.
Comment allez-vous créer un contrepoint chorégraphique à cette musique? Étant donné qu’elle est si familière et illustrative, cela doit être un véritable défi?
ATDK – La danse est l’incarnation d’une célébration et d’une consolation mais aussi d’une réflexion. Face à la complexité du monde actuel et aux événements extrêmes, la seule chose que nous puissions faire, c’est sans doute de susciter et de soulever des questions. De quel passé nous souvenons-nous ? Quel avenir souhaitons-nous ? Même si elles ont été composées il y a plus de 300 ans, Les Quatre Saisons n’ont pas fini de nous surprendre. La musique représente l’être humain seul et impuissant face à la nature. Le propos est simple et tout le monde peut se l’approprier et pourtant, cette pièce musicale recèle de multiples strates : technique, narration, représentation de la nature, organisation du temps et de l’espace.
RM – Les Quatre Saisons présentent de multiples couches qui sont autant d’instruments qu’Anne Teresa et moi pouvons exploiter et partager avec les danseurs, pour en fin de compte les révéler au public. Il y a aussi une forte dimension émotionnelle à exploiter, on n’est pas loin du storytelling.
Amandine Beyer – Les multiples strates enfouies dans cette musique témoignent aussi de la générosité de Vivaldi: le compositeur offre tant aux musicien·nes qu’aux auditeur·ices de nombreux points d’entrée possibles. La musique est une invite, elle ouvre l’espace à la réflexion. Les Quatre Saisons sont très longtemps restées dans l’oubli et ce n’est que dans les années 1930 que l’œuvre a été (re)découverte et qu’elle est alors devenue extrêmement populaire. Elle n’a pas perdu une once de sa fraîcheur et de sa force. Elle est truffée d’effets spéciaux qui fonctionnent toujours. La musique convoque efficacement le chant des oiseaux, même si nous n’entendons plus souvent les oiseaux. Pendant de travail de préparation, nous avons évoqué le fait que de nombreux passages des Quatre Saisons sont écrits dans une tonalité mineure. La tonalité mineure permet de créer plus de suspense et de tension que la tonalité majeure – joyeuse et rayonnante.
ATDK – Ce n’est pas du tout l’idée que je me faisais jusqu’ici de cette musique. Elle a quelque chose de jubilatoire mais recèle aussi une grande force vitale. Elle évoque une palette de couleurs étrange et insolite.
RM – Quand vous entendez cette musique, vous la reconnaissez immédiatement, car vous l’avez forcément déjà entendue. On est alors dans le ressenti immédiat. Ce n’est que lorsqu’on commence à l’analyser, qu’on se penche sur les notes explicatives de Vivaldi, qu’on découvre les narrations qui la sous-tendent. Et l’on développe alors un autre type de relation avec cette musique. Cette relation se modifie encore lorsqu’on se met à étudier la partition et qu’on se rend compte que la tonalité mineure est plus fréquente que la majeure. Puis on découvre que chaque concerto est divisé en trois mouvements... De nouvelles strates sont mises progressivement à jour. Se concentrer sur chacune d’elles permet de dissocier la musique de Vivaldi des clichés qui l’entourent et de porter sur elle un autre regard, d’avoir une autre écoute.
ATDK – Vivaldi n’était pas si proche de la nature. Il vivait à Venise, c’était un citadin. Vivaldi a composé Les Quatre Saisons à Mantoue, lors d’un séjour hors de la ville. Cette anecdote invite à une réflexion sur notre rapport à la nature. Faisons-nous partie de la nature? Ou bien regardons-nous la nature comme si nous en étions extérieurs ? Si Vivaldi était un homme de la ville et qu’il observait effectivement la nature comme un spectateur, de loin, la façon dont il la convoque dans cette œuvre est fascinante. Que nous dit-il à propos des quatre saisons, quelle est son intention? Prenons par exemple les diverses évocations musicales du vent. Les tempêtes sont nombreuses dans Les Quatre Saisons. On est loin ici de la représentation d’une nature sereine de l’époque romantique. Vivaldi nous fait entendre les turbulences d’une nature violente. Sa musique déborde littéralement d’une énergie virevoltante. L’eau, le vent, le feu: tous les éléments sont présents. La musique incarne la nature, comme si Vivaldi ressentait au plus profond de lui qu’il en faisait partie. Je ne vous apprends rien en vous disant avoir une obsession pour les cercles, les spirales, les ellipses et les tourbillons. L’Été et L’Hiver, en particulier, nous invitent à tournoyer. Dans la nature, tout tourne: le vent, les océans, les étoiles, le système cosmique... C’est cyclique. Tout s’ouvre et se ferme. Les Quatre Saisons incarnent vraiment cette vision.
AB – C’est très cosmique. En tant que violoniste, je trouve que cette musique symbolise ce cycle d’ouverture et de fermeture, y compris dans la façon dont Vivaldi utilise le violon et exploite sa formidable capacité imitative. Vivaldi était très conscient de la nature autour de lui. Elle a dû souvent le surprendre, par sa beauté, sa puissance et sa violence. Nous supposons qu’il a joué lui-même la partie violon soliste. La technique, l’expression, l’utilisation de l’harmonie, l’écriture: tous ces aspects convoquent des images, des tableaux musicaux et sont mis au service de l’exposition du narratif. À l’époque de Vivaldi, le violon était considéré comme le roi des instruments, car il était très puissant et pouvait imiter tous les autres : la trompette, l’orgue, ainsi que la voix et les éléments – la nature, les bruits, etc. Dans cette composition, il fait du violon un véritable synthétiseur. Vivaldi a vraiment poussé à l’extrême les qualités imitatives du violon. C’était un violoniste très doué, mais sa représentation de la nature possède aussi une intensité dramatique. Il écrivait des opéras à l’époque et aimait le théâtre. Il observait la nature et la mettait en scène. Et il a manifestement pris beaucoup de plaisir à composer Les Quatre Saisons.
Lorsqu’Anne Teresa se lance dans un nouveau projet, son point de départ est souvent une analyse détaillée de la musique. Radouan, l’analyse musicale fait-elle également partie de votre processus de création chorégraphique ?
RM – La musique n’est généralement pas le point de départ pour moi. C’est l’inverse en fait. J’aime la musique, je travaille beaucoup avec le matériau musical, mais au bout d’un moment, je la laisse de côté, et il n’en reste au final que des traces. C’est pourquoi cela m’intéresse de travailler la musique comme le fait Anne Teresa, et d’écouter Amandine analyser une composition de Vivaldi. Je n’entends que des rythmes, et je me concentre sur ce qui est enfoui dans la musique: les pulsations cachées, les rythmes cachés. Ma clé de lecture et d’analyse, c’est le rythme. En ce qui me concerne, ce n’est pas indispensable, par exemple, d’entendre tout le morceau pendant le spectacle. La musique peut très bien en être tout à fait absente. C’est une autre façon d’appréhender la musique.
ATDK – Radouan et moi avons décidé de créer cette œuvre ensemble. Ce travail collectif concerne tous les aspects du spectacle : chorégraphie, musique, costumes, lumière et décors. Cependant, lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, nous avons réalisé qu’il fallait absolument prévoir un espace permettant à chacun de suivre sa propre trajectoire. Nous suivons la progression de nos processus respectifs et nous verrons si, avec le temps, nos approches finiront par se croiser ou si elles resteront parallèles. Nous le découvrirons plus tard.
RM – Nous avons parlé de la nature et du cosmos. J’ai envie d’explorer l’idée que Vivaldi a simplement canalisé quelque chose de la nature dans sa musique. Pour moi, il fait partie de la nature. À notre tour, nous essayons de véhiculer quelque chose à travers cette musique. Il n’est pas nécessaire d’y instiller notre vision de l’ordre du monde. Notre rapport à la vie, à la nature et au cosmos sont des thèmes récurrents de nos conversations. Nous y évoquons aussi la spiritualité.
ATDK – Nous partageons une même passion pour la géométrie et pour la dimension spirituelle de la nature. Je pense que la nature et la spiritualité relèvent d’une seule et même chose. Il y a toute une gamme d’approches possibles entre d’une part, l’observation vraiment scientifique, très rationnelle, très analytique de la nature et d’autre part, une vision spirituelle et holistique de la nature, une nature dont notre corps fait partie au même titre que notre esprit ou notre âme. Je m’intéresse à la religion en tant que force spirituelle, unificatrice et cosmique, et à la notion d’appartenance à un tout qui nous dépasse. Dans les temps extrêmes où nous vivons, je pense que cette spiritualité est indispensable. Je suis également très attachée à la beauté et à l’harmonie. L’harmonie au sens de ce qui marche, de ce qui fonctionne, et non en tant que valeur esthétique ou morale. C’est là l’enjeu, plus que jamais. Comment allons-nous survivre sur cette planète qui compte huit milliards d’habitant·es ? Comment allons-nous la partager ? Comment allons-nous partager l’air et l’eau? Comment la nature va-t-elle survivre? Comment allons-nous prendre soin des animaux, des arbres, des ressources naturelles? Comment allons-nous abandonner notre position de supériorité et cesser de nous comporter comme si nous étions les maître·sses du monde?
RM – Je pense moi aussi que l’analyse intellectuelle ne suffit pas face aux enjeux actuels. Nous avons besoin de l’intellect, du physique et du spirituel. Je pense que cette approche holistique – analyse, création et expérimenta- tion– est aujourd’hui primordiale.
- Bruxelles, le 8 février 2024
Présentation: Kunstenfestivaldesarts, Kaaitheater, De Munt/La Monnaie, Rosas Performance Space
Concept, chorégraphie, scénographie et lumière : Anne Teresa De Keersmaeker, Radouan Mriziga | Créé avec et interpreté par : Boštjan Antončič, Nassim Baddag, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos | Musique : Antonio Vivaldi, Le quattro stagioni – Amandine Beyer, Gli Incogniti, Alpha Classics/Outhere Music 2015 | Costumes : Aouatif Boulaich | Direction des répétitions : Eleni Ellada Damianou
Production : Rosas | Coproduction : Concertgebouw Brugge, De Munt/La Monnaie, Berliner Festspiele, Charleroi Danse, Théâtre de la Ville, Festival d'Automne à Paris, Festival de Marseille, ImPulsTanz, Sadler’s Wells avec le soutien de Reflections by Van Cleef & Arpels
Cette production est réalisée avec le soutien du Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge, en collaboration avec Casa Kafka Pictures – Belfius
Rosas bénéficie du soutien de la Communauté flamande et de la Commission communautaire flamande (VGC)