11 — 13.05.2024
Dix danseur·euses se tiennent en équilibre sur les pointes, dos au public, alors que Le Cygne de Camille Saint-Saëns résonne. Ainsi s’ouvre HATCHED ENSEMBLE. Tout en cachant leurs visages, les danseur·euses dévoilent de petites sculptures en fer fabriquées à la main. Cette chorégraphie captivante est une création de l’artiste sud-africaine Mamela Nyamza qui démystifie et déconstruit résolument l’histoire de la danse en bousculant les normes et les standards classiques. Avec de simples articles ménagers – pinces et cordes à linge, ponchos en plastique et tabliers rouges – et d’une manière à la fois précise et touchante, les danseur·seuses construisent des images évoquant des tâches domestiques. Iels juxtaposent des vocabulaires gestuels issus de cultures diverses, des références à la musique classique occidentale et des compositions vocales et de danses sud-africaines, tout en nous partageant des récits intimes qui défient les normes de race et de genre. Une chorégraphie exceptionnelle, présentée pour la première fois en Europe, émaillée de références subtiles au ballet et exécutée avec une liberté frénétique et une joie délivrante. Gestes mineurs et sensibilité majeure s’imbriquent et débordent d’un sentiment d’urgence et de virtuosité pour faire éclore un univers jusqu’alors inconnu de l’histoire de la danse.
“Un projet innovateur qui remet en question les normes traditionnelles de la danse classique.”
Kedibone Modise
“HATCHED ENSEMBLE transmet avec puissance les questions difficiles liées à la tradition. Une production intelligente, stimulante et profondément émouvante.
Sivenathi Gosa
Celle qui porte des histoires impossibles
Quand on est celle qui, porteuse d’histoires impossibles, s’est montrée constante dans sa position de protestation et de vigilance;
Quand on est celle qui ouvre sa création artistique à des guides d’un autre monde, ce qui devrait déstabiliser et déloger son élégance;
Que crée-t-elle, à sa manière exigeante et délibérée, qui contienne tout d’elle et le révèle en même temps ?
«La pièce originale a entamé son parcours par un rêve de rouge: ce rouge vif [...] représente pour moi l’amour, le danger, mais aussi ma propre relation ‹ sanguinolente› avec les choses*.»
Mamela Nyamza a créé Hatched une première fois en 2007, en tant que solo. Son fils, Amkele Mandla, encore très jeune à l’époque, la rejoingnait sur scène avec des crayons et du papier, et s’affairait à colorier pendant que sa mère se produisait sur les pointes avec une corde et des pinces à linge. Une affirmation lyrique mais directe qui s’adressait à la fois au contenu ostensif de la pièce et à l’entrelacement exigeant de l’intime et du professionnel pour une jeune femme noire en Afrique du Sud.
«J’ai une formation de ballet, une discipline qui ne m’accepte pas en tant que danseuse noire. Dans la discipline de la danse, les danseur·euses sont toujours rabaissé·es, et j’ai combattu cela tout au long de ma carrière*.»
Tout au long de sa vie et aujourd’hui encore, Mamela Nyamza a mené entre son corps performant et son moi professionnel une négociation motivée par la lutte pour des moyens, de la reconnaissance et de la dignité. Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, où les citoyen·nes noir·es étaient relégué·es au rang de citoyen·nes de « troisième classe», le racisme structurel et les injustices racistes quotidiennes ont transformé sa poursuite d’excellence dans la discipline de la danse en tâche ardue. Ces obstacles ne se limitaient pas qu’aux moyens, aux accès et aux réseaux, mais se dressaient aussi dans les fondements culturels et psychologiques du ballet et de la danse en général, en tant que forme culturelle institutionnalisée. La formation au ballet de jeunes corps prend pour référence la forme et la ligne de corps blancs canoniques : la perfection d’un chignon bien serré où de longs cheveux lisses épousent le crâne et s’enroulent en un petit globe sur la tête, une structure corporelle qui donne une impression de légèreté et de musculature gracile et ferme.
En Afrique du Sud, Nyamza est l’une des grandes figures contemporaines révérées, qui a remodelé la danse pour l’adapter aux formes, aux muscles et aux scarifications du corps noir sud-africain et de ses expériences. Elle a vécu des manifestations de haine à l’égard des femmes et des corps queers, tant dans sa vie que dans sa famille. Elle a élevé sa voix contre l’injustice, a enseigné le ballet aux nouvelles générations, a créé des programmes de danse au niveau local et a effectué des tournées internationales.
En 2018, elle a revisité Hatched, avec le même rouge, la même présence physique saisissante. Durant le spectacle, Amkele, entre-temps âgé de 18 ans, la rejoint sur scène. Le désormais jeune homme fait face au public et rappe alors que sa mère recule, mais ne quitte pas le plateau. En revisitant le solo en une pièce d’ensemble, Nyamza étend l’idée de descendance, explorée dans la première version de l’œuvre, du domaine intime au domaine professionnel.
«Je les ai trié·es sur le volet parce que j’ai observé ces danseur·euses de ballet qui sont noir·es, et que je ne les voyais pas poursuivre.
[...] L’une d’entre elles vient de la même école que moi au Cap, à Gugulethu. En fait, je lui ai donné cours lorsqu’elle avait 6 ans et que j’étais la directrice adjointe de la danse dans cette école.
[...] Cela m’a un peu dérangée en tant qu’artiste: pourquoi ces artistes du ballet abandonnent-iels toujours?
[...] Du coup, je me dis : ‹oh, mon Dieu! Il faut que je fasse cette pièce, il faut que je fasse cette pièce.
Celle à qui j’ai enseigné en 2006, [...] elle est dans HATCHED [ENSEMBLE], et pour moi, c’est comme un cercle de vie.›
J’étais vraiment très excitée de la voir ressuscitée, différemment.
[...] Je n’avais que quatre semaines avec elleux. Je n’avais pas plus de temps, donc je me suis lancée d’emblée.
Certain·es avaient jeté leurs chaussons.
‹Oh non, M’dameMamela, je n’ai plus de chaussons pour faire des pointes.›
‹Oh, mon Dieu, est-ce qu’il me faut acheter des chaussons pour ces mômes, ou quoi?
Les chaussons de ballet sont chers.›
[...] J’ai senti une envie, une soif de travailler avec moi.
Parfois, il m’arrive d’entendre dire: ‹je ne veux pas faire les œuvres de Mamela parce qu’on n’y danse pas beaucoup.›
Mais ce groupe aspirait à danser mes pièces. Et ça, c’était excitant**.»
Lors de la première de HATCHED ENSEMBLE à Makhanda, en Afrique du Sud, la tension était suspendue comme un brouillard tendu sur la scène. Beaucoup de pinces à linge sur des couches de tulle, se mélangeant, se déplaçant et cliquetant, contrariant le piano classique. Les corps glissaient d’un côté à l’autre de la scène et des genres. Courage et équilibre. À mesure que les danseur·euses déferlaient, le public sifflait, ici et là – à la fin, tout le monde s’est levé et a dansé. Lors de la représentation au Market Theatre à Johannesburg, les gens chantaient même sur la musique. Les corps se répondaient, donnant de la voix à leur défoulement et à leur plaisir. Le public tenait les danseur·euses et les danseur·euses tenaient la salle.
«Je leur ai dit qu’il n’était pas nécessaire de leur faire apprécier ou aimer ce qu’iels font.
N’en faites pas trop.
Calmez-vous, ne cherchez pas à vous surpasser, ne dansez pas pour moi.
Vous savez ce que je veux dire.
Soyez vous-même.
Quand vous entrez en vous-même, tout peut arriver***.»
- Rucera Seethal, 22 avril 2024
Rucera Seethal est la directrice artistique du festival multidisciplinaire National Arts Festival à Makhanda, en Afrique du Sud.
* Interview de Mamela Nyamza par Alx Phillips, publiée le 7 juin 2016 https://lookingfordrama.com/2016/06/3608/
** Interview de Mamela Nyamza par Sarah Israel et Rucera Seethal, dans le cadre du projet de podcast Listening Bodies, Refuge Worldwide, réalisée le 23 novembre 2023. Actuellement non publiée.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, KVS
Concept, chorégraphie et mise en scène : Mamela Nyamza | Interprétation : Kirsty Prettygirl Ndawo, Kearabetswe Michelle Mogotsi, Khaya Ndlovu, Thamsanqa Tshabalala, Tania Mteto, Itumeleng Sifiso Chiloane, Amohelang Reitumetse Rooiland, Noluyanda Florence Mqulwana, Sonia Zandile Constable, Thimna Sitokisi | Chanteuse d’opéra : Litho Nqai | Multi-instrumentiste : Azah “Given” Mphago | Direction technique : Thabo Pule | Création costumes: Mamela Nyamza & Bhungane Mehlomakulu
Coproduction : National Arts Festival (Makhanda, Afrique du Sud) avec le soutien de : The National Arts Council of South Africa