20 — 23.05.2023
She was a friend of someone else provient d’un pays où les femmes ont un accès limité aux soins de santé reproductive et où l’avortement est aujourd’hui illégal. Les droits des femmes ont été déniés, malgré des manifestations monstres. À l’origine de ce projet, l’idée était de réunir un collectif de femmes qui, sans honte ni peur, déclareraient publiquement qu’elles ont eu recours à l’avortement – un acte collectif qui ferait fléchir la loi. Cela aurait pu être le récit d’une belle victoire activiste, mais She was a friend of someone else est une histoire comptant trop de commencements, trop peu d’aboutissements et une narratrice épuisée. Avec une dramaturgie puissante et une mise en scène minimaliste, l’autrice polonaise Gosia Wdowik s’intéresse au rapport entre burn-out et activisme, soit l’angoisse que les droits ne soient pas acquis pour toujours et qu’ils puissent disparaître dès que l’on baisse la garde. À travers ce récit personnel et urgent, elle décrit l’engagement pour le droit des femmes en Pologne. Sa narration subtile nous plonge dans la vie d’une femme qui, un jour de manifestation, décide de rester dans son lit mais qui, malgré tout, finira par se relever.
J’étais en train de m’épuiser et j’en savourais chaque seconde
Désireuse d’intégrer des pratiques issues de l’activisme dans sa pratique artistique, et afin de souligner les principes de connexion et de sororité au sein même de sa performance, Gosia Wdowik a invité Weronika Murek à publier un texte dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. Le texte de Weronika Murek accompagne les réflexions du·de la lecteur·ice sur l’épuisement professionnel, un des sujets de She was a friend of someone else.
J’étais en train de m’épuiser et j’en savourais chaque seconde.
Mais attention : je souligne le terme « en train de » plutôt qu’« épuiser ». Être épuisée, c’était l’enfer. Mais être en train de s’épuiser, c’était une course folle, joyeuse, puisque que je m’épuisais à faire ce que j’avais toujours voulu faire.
J’écrivais, je lisais, je faisais des recherches, et j’étais payée pour le faire.
Sur internet circule une citation – d’Oprah Winfrey, Albert Einstein, 2Pac ou l’apôtre Jean – accompagnée d’une de ces images genre banque de données : un coucher de soleil sur une plage de galets, une montagne embrumée ou un lever du jour sur l’horizon d’une quelconque métropole.
Elle dit ceci : « Trouvez le moyen d’être payé pour faire ce que vous aimez. Chaque fiche de paie viendra en prime ».
Dans mon cas, c’était plutôt « bossez comme une dingue pour trouver le moyen d’être payée des cacahuètes en faisant ce que vous aimez (ou ce qui vous rassure). Chaque fiche de paie sera une déception et vous rapprochera du désespoir sans même que vous ne vous en aperceviez. »
Mais voilà évidemment une citation que vous ne trouverez nulle part. Peut-être parce que la société a trouvé des moyens plus efficaces de nous amener au bord du gouffre. Ou peut-être cette citation est-elle juste trop longue pour légender agréablement une image Instagram. Et puis, elle contient le verbe aimer, et aimer, c’est toujours un avantage dans la vie. Faire une chose que vous aimez n’est pas courant. La vie n’est pas une carte postale.
J’en étais donc là : je lisais, écrivais, faisais des recherches, élaborais des concepts et j’en savourais chaque instant. Lorsqu’on aime ce qu’on fait, on ne travaille jamais vraiment, si ?
Je suis d’origine modeste : mes deux parents étaient la première génération de leur famille à faire des études universitaires. Iels avaient devant elleux un avenir radieux (mais d’un communisme monochrome), et laissaient derrière elleux des générations d’agriculteurs et de mineurs. Il était toutefois clair depuis toujours qu’un travail artistique n’était pas un vrai travail. C’était un caprice. On peut en faire une activité professionnelle, mais qui ne sera jamais au-delà de tout soupçon : gagner de l’argent en suivant une lubie personnelle relevait presque de l’industrie pornographique, avec une probabilité toutefois plus élevée d’y être payé·e avec un exemplaire de livre de poésie consacré à la pêche à la mouche en Pologne du Nord imprimé sur du papier glacé, plutôt qu’en monnaie sonnante et trébuchante.
Un travail humain se doit d’être vexatoire, de causer du souci, d’être ennuyeux. Il doit commencer lorsqu’on pointe et se terminer en fin d’après-midi, pour vous laisser à bout de souffle et de dignité. Mon travail dans la littérature et le théâtre n’avait donc rien d’un vrai travail humain. C’était juste une façon de passer le temps. Par vrai travail, j’entends un job qu’on déteste et dont on parle à son·sa voisin·e afin qu’iel vous rende la pareille, avec le même type de récit, et que se crée ainsi un moment de lien, une complicité sur la base d’un sentiment de haine partagé.
Et voilà : je travaillais sans jamais m’être rendu compte que je travaillais. Quand on aime ce qu’on fait, on ne travaille jamais.
Et pourtant : il faut respecter des délais. Des délais de plus en plus serrés. On vous propose un travail : un court texte sur le ballet. T’es partante ? Pourquoi pas ? Il faut juste lire un peu, un livre, ou quatre (ce n’est pas grand-chose mais c’est tout de même pénible, même pour un·e auteur·rice), et puis un peu écrire. Et ainsi les appels s’accumulent : tu peux le remettre plus tôt ? Tu peux l’envoyer tout de suite ? Etc. On a peur de rendre les choses réelles. Parce qu’on ne peut pas agir contre une chose qui n’est pas réelle, et l’inaction est facile, l’inertie indolore.
On fait des pauses de plus en plus fréquentes dans l’action. Les « actions » deviennent de plus en plus rares. Et les pauses ressemblent de plus en plus à ces gares de bus ou de trains, la nuit, vides, où l’on attend sans trop savoir combien de temps il faudra attendre. La correspondance arrivera, ou pas, on n’en sait rien. On ne peut qu’espérer. Bien sûr, il faut espérer, on a des choses à faire. Mais au bout du compte, tout ce que l’on peut faire, c’est attendre, dans un état de semi-veille. Comme le dit Gosia Wdowik : cette performance a trop de commencements et trop peu d’aboutissements.
Le travail de Gosia Wdowik s’inspire, d’après ses propres termes, de personnes ayant essayé de comprendre leur épuisement mental et émotionnel et les mécanismes qui les sous-tendent. C’est aussi un hommage à toutes les femmes qui ont mis toute leur énergie à combattre l’oppression des systèmes misogynes et la criminalisation de la solidarité entre les femmes.
Et donc voilà : vous voilà en train de réaliser votre rêve d’enfant, à faire ce qui vous inspire et ce que vous aimez. Et puis un jour, vous n’êtes plus capable de vous lever.
Si le travail ne commence jamais, il ne s’arrête jamais non plus, si ?
- Weronika Murek
- Avril 2023
- Weronika Murek est une autrice polonaise. Elle a écrit plusieurs pièces de théâtre, et a publié son premier roman, Culture de plantes méridionales selon la méthode de Mitchourine, en 2015.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Beursschouwburg
Concept, texte et mise en scène : Gosia Wdowik | Soutien dramaturgique : Maria Rössler | Visuels et technologie créative : Jimmy Grima | Scénographie : Dominika Olszowy, Tomasz Mróz | Lumières : Aleksandr Prowaliński | Création sonore, composition: Jakub Ziołek | Interprété par : Jaśmina Polak, Oneka von Schrader, Gosia Wdowik | De et avec : Agnieszka, Dominika, Jaśmina, Ania, Urszula, Marta K., Justyna, Natalia, Julia, Martyna, Ola, Małga, Krystyna, Marta, Zosia, Edka, Doris, Yulia, Agata, Kinga, Beata, Iza, Zuza, Ewa, Magda
Production : Nowy Teatr, CAMPO | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Teatro Municipal do Porto, SPRING Performing Arts Festival, Frascati Producties, HELLERAU - Europäisches Zentrum der Künste, SPIELART Festival, Dublin Theatre Festival, Beursschouwburg, Points communs - Nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise/Val d'Oise
Remerciements spéciaux : Jan Tomza-Osiecki, Marta Jalowska, Dorota Glac, Kamila Worobiej, Martyna Wawrzyniak, Marta Nawrot, Keerthi Basavarajaiah, Justin Schembri
She was a friend of someone else fait partie d’une recherche basée sur I’ll just say it and see what happens créé par TERAZ POLIŻ (Marta Jalowska, Dorota Glac, Kamila Worobiej), Martyna Wawrzyniak et Gosia Wdowik, présenté en première le 21.12.2021