19 — 22.05.2023
En créant des situations à la logique insaisissable, Dana Michel maîtrise l’art de détourner les objets de leurs fonctions. Tout dans sa démarche échappe à la binarité ou à la linéarité. Elle déconstruit les comportements normatifs, privilégie l’absurde à la provocation et questionne les modes d’existence avec humour et profondeur. Après le succès de CUTLASS SPRING en 2019, elle revient à Bruxelles pour sa performance solo la plus ambitieuse à ce jour en partant d’une question : si nous ne pouvons être nous-mêmes au travail alors que nous y passons la majorité de notre vie, quel genre de vie menons-nous ? Dana Michel crée une méditation sur l’environnement professionnel, transformant les actions quotidiennes en expériences chorégraphiques. Chaque action est interrompue, comme si elle avait perdu sa fluidité ou que son corps était emprisonné dans sa répétition routinière. Dans une performance durationnelle dans l’espace du MAD, Dana Michel retrace l’esthétique d’une journée de travail. Avec son incroyable présence oscillant entre tragique et comique, elle signe une performance chorégraphique abordant intelligemment l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, où l’automatisme de nos actions quotidiennes s’enlise pour finalement devenir autre.
Entretien avec Dana Michel
MIKE est pour moi l’occasion d’explorer la culture du « travail » par le biais d’une réflexion performative. Cette réflexion s’inscrit dans mes études dans le domaine des affaires et mon expérience de travail de bureau, qui m’ont formée par le passé, dans mes activités d’administration personnelle et professionnelle conjuguées au présent, ainsi que dans la création d’un futur durable où le travail n’est plus ce qu’il est, mais ce que nous sommes.
- Dana Michel
- Avril 2023
Enora Rivière – Vous avez de longs processus de recherche et de création. Que souhaitez-vous partager de votre rapport au temps ?
Dana Michel – C’est très important pour moi de passer beaucoup de temps avec quelque chose et cela me permet de savoir, de sentir si je suis à l’aise avec telle ou telle chose. Je n’aime pas aller en studio et me dire qu’en deux heures, je dois trouver du matériel. C’est plus naturel pour moi d’avoir 10 heures devant moi sans but précis, de laisser vivre les questions qui me trottent dans la tête et de faire confiance au fait que cela va m’amener dans la bonne direction.
Ce que je partage avec le public, c’est comme un amalgame, une sorte de système de pensées avec lequel j’ai passé suffisamment de temps pour pouvoir m’y promener en public de différentes façons. Ce qui m’importe, c’est de devenir très intime avec ces réflexions et de partager cette intimité-là, c’est-à-dire de partager le fait d’être en train de travailler sur une question.
Une certaine horizontalité se dégage dans le traitement des matières et des dimensions. Cette écologie est-elle reliée au temps dont vous avez besoin pour créer et au choix d’une durée de trois heures de performance ?
J’accueille beaucoup d’informations dans mon processus. Cela ne vient pas à moi de façon hiérarchisée, mais plutôt horizontale. Les questions ou les sujets peuvent avoir autant de poids qu’une couleur, une texture, un objet, une odeur, etc.
En général je me donne trois ans pour faire une pièce et tout ce qui se passe entre deux projets est important, m’éclaire sur ce que je ferai et d’où cela vient. À l’occasion d’une carte blanche au Musée d’art contemporain de Montréal, dans le cadre de l’exposition Françoise Sullivan, j’ai expérimenté des durées de trois heures de performance, et j’ai adoré ça. J’ai senti que c’était vraiment la bonne durée pour moi. Comme une manière très gouteuse d’expérimenter. Je m’amuse beaucoup.
Bien sûr, le format d’une heure de mes pièces précédentes n’était pas une torture. Et j’adore l’espace du théâtre, les éclairages. Mais j’avais envie de me défaire de ces cadres, de remettre en question, de remettre en jeu toutes ces contraintes formelles et d’être très légère techniquement. Je ne suis pas la première à souhaiter éprouver une longue durée. Ralentir est extrêmement sous-évalué dans le monde. C’est ma manière de m’engager avec le temps et de me respecter.
La notion de confiance habite cette pièce. Comment travaillez-vous concrètement cela ?
Je ne sais pas précisément. Mais je sais que cette notion de confiance est là, que cela transpire de partout et va conduire les choix que je vais faire. Si je décide de travailler sur cette question, c’est pour une bonne raison, c’est parce que j’ai vraiment besoin de travailler sur ça et je ne pense pas être la seule donc je fais confiance au fait que cela trouvera une résonance auprès du public. Je ne cherche pas à illustrer quoique ce soit.
Dans chacun de vos projets se manifeste un rêve de société. Pourrait-on parler d’un désir de ramener la marge au centre ou bien de faire exploser le centre?
Oui, absolument. Je pense que ce rêve de société n’est ni défini, ni écrit. Chaque projet que je développe, chaque conversation que je peux avoir, m’informe davantage sur les choses qui m’occupent et me préoccupent. Mes intérêts portent sur le fait de créer plus d’espace depuis des perspectives plus nombreuses, et ce pour pouvoir répondre à différentes manières d’être et de vivre.
Il semble assez évident que nos sociétés ont été construites sur des modèles d’efficacité par des personnes qui, en général, ne sont pas saines. Ces mêmes personnes prennent d’importantes décisions qui influencent nos vies. C’est effrayant. Cela a peut-être l’air condescendant dit comme cela, mais il y a assurément un désir de ma part que l’on soit tous et toutes plus conscient·es de cette dynamique. C’est évident que cette restriction, que ce manque d’espace est à la base de maladies, de désordres. Tout mon travail vise à un relâchement des rênes sociales, des comportements, et dans ce sens, vise à générer plus d’espace. Il me semble que c’est la seule manière d’évoluer ensemble : créer plus d’espace pour chacun et chacune. C’est une proposition peut-être idéaliste, et en même temps, pas du tout.
- Entretien mené par Enora Rivière en février 2023 pour le Festival TransAmérique 2023.
- Enora Rivière est chorégraphe, danseuse, écrivaine et audiodescriptrice en danse. Actuellement basée à Montréal, elle a travaillé pendant vingt ans en France et poursuit ses collaborations de part et d’autre de l’océan. Son travail et sa réflexion questionnent la pratique de la danse, le métier de danseur·euse, la question de la représentation, le discours sur le métier, les paroles des danseur·euses comme espace politique et esthétique.
*Une performance durationnelle est une performance qui utilise la durée et le passage de longues périodes de temps, et peut impliquer une certaine forme d'épreuve pour le·la performeur·euse. L’expérience complète est recommandée mais vous pouvez sortir librement et rentrer à nouveau si cela est nécessaire.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, MAD Brussels
Créé et interprété par : Dana Michel | Activateur·ices artistiques : Viva Delorme, Ellen Furey, Peter James, Heidi Louis, Tracy Maurice, Roscoe Michel, Karlyn Percil, Yoan Sorin | Consultant scénographie et direction technique : Romain Guillet | Consultant son : David Drury
Production : SCORP CORPS/Viva Delorme, Dana Michel | Distribution : Key Performance/Anna Skonecka, Koen Vanhove | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Arsenic - Centre d’art scénique contemporain, Centre national des Arts, Festival TransAmériques, Julidans, MDT, Montpellier Danse, Moving in November, Wexner Center for the Arts of the Ohio State University in Colombus
Résidences : Kunstenfestivaldesarts, Alkantara, ANTI Festival, Centre national des Arts, Kinosaki International Arts Center et Kyoto Experiment, Künstlerhaus Mousonturm, Montpellier Danse résidence de création à L'Agora - cité internationale de la danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas, RIMI/IMIR SceneKunst, Shedhalle avec le soutien de Tanzhaus Zürich et l’Ambassade du Canada en Suisse, The Chocolate Factory
La création de cette œuvre est rendue possible grâce au soutien financier du Conseil des Arts du Canada, du Conseil des Arts et des Lettres du Québec, du Ministère des Relations internationales et de la Francophonie et du Conseil des Arts de Montréal
Performances à Bruxelles avec le soutien de la Délégation générale du Québec à Bruxelles