31.05 — 03.06.2023
Un matin d’été de 2021, 422 travailleur∙euses d’une usine italienne reçoivent un e-mail leur annonçant qu’iels sont licencié·es, avec effet le lendemain. Dès cette annonce, iels occupent l’usine pour empêcher la délocalisation des machines et de la production vers des pays où le travail coûte moins cher. La compagnie Kepler-452 s’est jointe de manière solidaire à l’occupation lors de l’une des premières réunions, avec l’idée initiale d’y puiser matière pour une performance inspirée du Capital de Karl Marx. Mais très vite est apparu le gouffre entre la théorie et la vie. Après des mois à occuper l’usine ensemble, a émergé une performance conçue avec les travailleur·euses : Le Capital. Un livre que nous n’avons pas encore lu. Iels y entremêlent leur vie personnelle, un questionnement sur la reconstruction d’une identité après la perte de leur emploi et une réflexion sur la vie qui surgit dès que s’interrompt la production. Combien de temps avons-nous passé au travail plutôt qu’avec nos êtres cher·ères ? Combien de fois avons-nous bradé la solidarité au profit de notre propre avancement ? Il Capitale parle avant tout du temps : le temps rendu productif en permanence, le temps présent qui fond comme neige au soleil et le temps qu’il nous reste. Un hymne à la dignité du travail et de la vie.
Notes Sur Il Capitale. Un libro che ancora non abbiamo letto
Il y a quelque temps, à la fin du premier confinement, nous nous sommes fait une promesse mutuelle en tant que Kepler-452 : nous nous sommes juré·es de ne pas oublier ce qui s’est passé, de ne pas participer au redémarrage insouciant du pays qui efface tout ce que nous avons vu et vécu au cours de cette période étrange. Lorsque la situation s’est apaisée, tant sur scène que dans le public, il nous restait une promesse à tenir : nous nous étions engagé·es à mener une enquête sur les conséquences de la pandémie, dès la levée de l’interdiction des licenciements à l’été 2021. C’est dans ce contexte que l’envie nous a pris de nous attaquer de front au Capital de Karl Marx, ce qui pouvait sembler effrayant de prime abord, mais nous nous disions depuis longtemps qu’il ne fallait pas nous laisser intimider par les classiques, qu’il fallait à tout prix essayer de leur faire parler notre langage, à savoir celui d’un présent absurde et tordu. En fait, c’est cette étrange combinaison entre la vague de licenciements pandémiques et la lecture du Capital de Marx qui nous a fait penser qu’il fallait sortir de nos zones de confort habituelles et qui nous a fait atterrir pile-poil devant la garnison permanente de la GKN à Campi Bisenzio.
[…]
En plein cœur de l’Italie, il y a une zone industrielle. Elle ne requiert pas beaucoup d’imagination : c’est une zone industrielle comme tant d’autres.
Dans cette zone industrielle, il y a une usine, rien qu’un grand hangar suspendu entre le brouillard et le vent puissant qui balaie la plaine.
Quelqu’un l’a posé là et il y est. Comme presque partout sur terre, personne ne pense à ce hangar, personne ne s’en souvient, sauf celleux qui y vont tous les jours et toutes les nuits. Non seulement iels y pensent, mais y aller fait partie de leur vie, une bonne partie de leur vie, c’est le moins qu’on puisse dire.
Là, sous ce hangar, vous trouverez des machines qui fabriquent des arbres d’essieu, une pièce automobile qui relie le moteur aux roues. Les machines portent des noms tels que : fraiseuse, indicateur de débit ou de flux (Roto-FloTM), tour, cellule semi-automatique, chauffage, unité thermique et autres noms que nous ne connaissons pas.
Dans cette usine, tout le monde a un surnom, tout le monde a quelque chose.
N. a soixante ans, il est molisan, petit et maigre. Quand il est allé donner du sang, rien n’est sorti. La première fois qu’on le rencontre, au poste de garde, il se lève et dit, du haut de sa petitesse : « Tant que je suis là, personne ne peut passer. » Et nous le croyons. Il a deux voitures de collection, des Cinquecento : l’une rouge, l’autre noire.
S. raconte : au début, mon fils cadet ne comprenait pas, mais maintenant, chaque fois que je pars travailler la nuit, il me dit « bonne garde, papa ».
T., qui était femme de ménage, raconte que lorsqu’elle s’est rendue à l’agence pour l’emploi, tout le monde était jeune, très jeune, tout juste sorti·e de l’université. Tous·tes savaient utiliser un logiciel de gestion dont elle ignorait jusqu’au nom. Elle s’est donc sentie ridicule, à son âge, au milieu de toutes ces jeunes personnes plus compétentes qu’elle. Quelle stupidité de ma part, dit-elle. Je ne peux pas m’empêcher de penser que tout cela est stupide.
F. était heureux avec son travail. Il a perdu ses parents à l’âge de treize ans et dit qu’une fois qu’on est orphelin, on le reste toujours, même quand on a quarante ans. Il dit que l’usine est sa famille, que s’il a un problème, il sait que la personne qui se trouve à ses côtés à la chaîne de montage lui donnera des conseils. L’idée qu’une famille puisse fermer à un moment donné est impensable ; les familles peuvent mourir, mais qu’elles puissent fermer, nous n’y avions jamais pensé.
[…]
Nous avons franchi les portes de la GKN, nous avons commencé à poser des questions (et au début, on nous a pris pour des agents des forces de l’ordre, de la DIGOS – la Division des Investigations Générales et Opérations Spéciales). Sous les tentes de la garnison, nous feuilletions de temps à autre des pages de Marx. Ainsi, nous avons recueilli de multiples récits de travailleur·ses menacé·es de licenciement. Nous ne pouvions nous empêcher de penser que c’est ainsi que fonctionne le marché : des usines ouvrent, des usines ferment, le marché se déplace. Nous n’y pouvons rien, nous en sommes désolés. Il y avait donc un autre fossé à combler, et cette fois, il s’agissait d’un fossé intérieur causé par le pouvoir inéluctable du capitalisme, par le sentiment que « l’histoire a déjà été écrite », qu’« il n’y a pas d’alternative », ce qui rend la bataille d’un groupe de travailleur·ses passéiste, résiduelle et de tellement XXe siècle. Le théâtre peut-il porter un récit différent ? La présence de ces travailleur·ses sur le plateau peut-elle témoigner de la vitalité d’un discours politique et humain qui ne connaît pas de date de péremption ?
Les récits de Tiziana, Felice et Iorio ne sont que trois exemples qui montrent à quel point les huit heures « d’un salaire journalier équitable » ne sont pas ressenties, comme le voudrait le Capital, comme un temps hors et au-delà de la vie ; mais au contraire, il s’agit de temps retiré à la vie. Ces trois personnes sont, comme d’autres, des expert·es involontaires de la théorie des mille deux cents pages de Marx. Iels sont la preuve vivante qu’outre des pertes d’emploi, des délocalisations et du chômage généralisé, une vérité sombre et inavouée nous guette : en proie à la crise du capitalisme, le travail dépouillé de ses droits et la quête effrénée du profit sont capables d’entraîner l’existence humaine dans une spirale de plus en plus infernale qui la réduit à une substance individuelle solitaire, sans but, vide et sans valeur. Et cela passe sous silence parce que nous acceptons cette détérioration depuis bien trop longtemps.
[…]
Le thème central de ce spectacle, et peut-être aussi de l’œuvre de Marx, est le temps. Par une étrange alchimie, dans les limites de la garnison permanente de GKN, le temps est libéré de l’agitation de l’usine et de ses cadences de production. Entre les structures extensibles et l’usine en suspens, nous avançons, les travailleur·ses et nous-mêmes, et nous pouvons très clairement voir se dresser ce que nous avons négligé pendant toutes ces années : la façon dont nous utilisons notre temps.
- Kepler-452
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Théâtre Les Tanneurs
Un projet de : Kepler-452 | Dramaturgie et mise en scène : Enrico Baraldi, Nicola Borghesi | Avec : Nicola Borghesi, Tiziana De Biasio, Felice Ieraci, Francesco Iorio - GKN Workers Factory Collective | Avec la participation de : Dario Salvetti | Lumières et scénographie : Vincent Longuemare | Son : Alberto Bebo Guidetti | Vidéos et documentation : Chiara Caliò | Conseils techniques et scientifiques sur Le Capital de Karl Marx : Giovanni Zanotti | Assistante mise en scène : Roberta Gabriele | Accessoiriste : Andrea Bovaia | Technicien lumières et vidéo : Giuseppe Tomasi | Technicien son : Francesco Vacca | Décors et accessoires réalisés dans l’atelier de l’ERT | Responsible atelier et chef charpentier : Gioacchino Gramolini | Décoratrices plateau : Ludovica Sitti avec Sarah Menichini, Benedetta Monetti, Rebecca Zavattoni | Recherche iconographique et image affiche : Letizia Calori | Photo : Luca Del Pia
Production : Emilia Romagna Teatro ERT/Teatro Nazionale
Remerciements à : Stefano Breda et Cantiere Camilo Cienfuegos à Campi Bisenzio
Performances à Bruxelles avec le soutien de l’Institut culturel italien à Bruxelles et le Ministère italien de la Culture