16 — 20.05.2023
Un homme a raconté sur Instagram comment sa femme et lui se sont promis·es de courir, tous les soirs, chacun·e de son côté des murs de la prison où elle est actuellement incarcérée pour raisons politiques. Avant l’arrestation, le couple s’était entraîné pendant des mois, avec le projet de fuir l’Iran pour rallier l’Angleterre. Iels se préparaient à franchir les 27 km du tunnel sous la Manche, pendant l’exact intervalle de cinq heures entre le dernier train du soir et le premier du matin. Une semaine avant leur départ, leur espoir d’une vie nouvelle fut anéanti par l’arrestation. Amir Reza Koohestani saisit dans l’écriture de ce récit l’occasion d’ouvrir une réflexion sur la société iranienne contemporaine – cette course qui continue, envers et contre tout. Sur scène, une femme, un homme. Suivant une mécanique parfaitement huilée, leurs dialogues haletants sont entrecoupés de monologues intérieurs, dans lesquels la poésie persane classique fait écho à toutes les transactions qui peuvent avoir lieu pendant la nuit. Amir Reza Koohestani nous a habitué∙es à des performances puissantes et poétiques. Dans cette création, répétée à Téhéran et présentée en première au festival, il fend l’obscurité avec un dialogue sur le présent de son pays.
Blind Runner
1
En Iran, au cours de l’hiver 2009, suite à l’érosion du mouvement vert après que le gouvernement ait répondu aux manifestant·es par des balles réelles, les gens, peu à peu désespéré·es de voir se concrétiser l’impossibilité de changer le système politique du pays, sont rentré·es chez elles·eux, rampant de la rue jusqu’au coin de leur canapé. C’est alors que j’ai commencé à courir. Pour moi, courir était une alternative aux manifestations qui n’avaient plus lieu et à la liberté qui nous avait quittée pour la énième fois. Pour échapper à l’image des policiers et à l’odeur de gaz lacrymogène que ma mémoire avait emmagasinées, j’ai couru sur une route où, derrière les clôtures métalliques, on pouvait voir la classe émergente de nouveaux riches qui avaient gagné leur vie en contournant les sanctions occidentales. Pendant leurs heures d’oisiveté, iels jouaient maladroitement au golf avec des clubs importés, non standards, sur du gazon artificiel.
Ma décision de courir fut soudaine, improvisée, sans entraîneur. Je ne pouvais même pas attendre de m’échauffer. Comme un alcoolique qui boit sa bière devant le supermarché, j’étais impatient de m’engager sur la route qui devait me donner l’illusion d’une libération non atteinte. Je ne me suis même pas accordé l’occasion de m’échauffer. De fait, la vie de ce plaisir nouvellement trouvé a très vite pris fin. Au bout de quelques courses, j’ai soudain ressenti des crampes dans les muscles à l’arrière de ma jambe et le médecin orthopédiste m’a interdit de courir pour une durée indéterminée.
2
La liberté est un état, tout comme la course à pied ; on se fixe un objectif imaginaire de se déplacer d’un point A à un point B, par exemple. Toutefois l’objectif n’est pas de se déplacer physiquement, mais d’expérimenter la liberté entre les deux points. C’était tout du moins comme cela pour moi. Ce n’était pas le record sportif qui importait ni la distance. Je courrais jusqu’à n’en plus pouvoir, jusqu’à être à bout de souffle, jusqu’à ce qu’un muscle de mes jambes ou mon cœur tire la sonnette d’alarme. Et même à ce moment-là, je ne m’arrêtais pas, je m’imposais de faire encore cent pas. Tu es encore en vie ? Alors tu peux encore faire cent pas de plus. Rien d’étonnant donc qu’en m’y prenant tellement mal, j’aie causé de tels dommages à mon corps. Une sorte de vengeance envers moi-même, après la déception de la révolution.
3
Mais pourquoi un·e coureur·se aveugle ? Samaneh Ahmadian, la dramaturge de ce spectacle, m’avait montré la photo de coureur·ses aveugles à côté de leur coureur·se-guide aux Jeux paralympiques de Tokyo. Deux corps, dont la main était liée à celle de l’autre, l’un·e aux yeux bandés et l’autre aux yeux grands ouverts, couraient de toutes leurs forces. En voyant ces photos, quelque chose avait remué en moi. La course à pied, qui avait toujours incarné pour moi une image de liberté, avait trouvé cette fois une meilleure manière de compléter la définition de la liberté. À l’instar d’une personne aveugle accompagnée de son·sa coureur·se-guide, la liberté est collective. On ne peut pas être libre quand on est seul·e. En présence de la foule, la liberté et la lutte pour la liberté prennent tout leur sens.
4
En septembre 2022, Niloofar Hamedi était la première journaliste à rapporter l’hospitalisation et ensuite la mort de Mahsa Amini des suites d’un passage à tabac par des agents de la police dite de la moralité ou des mœurs. Ce reportage avait déclenché le soulèvement social Femme, Vie, Liberté. À peine quelques jours après la publication de son reportage, Niloofar Hamedi était arrêtée à son tour. À ce jour, elle est toujours en prison sans avoir eu de procès. Elle et son mari, qui est aussi un marathonien, ont lancé diverses campagnes pour faire entendre la voix des prisonnier·ères politiques. Ainsi, Niloofar a annoncé qu’elle ferait la Salutation au soleil depuis sa cellule tous les matins à 8 heures ou qu’elle courrait deux fois par semaine, en pantoufles, dans la cour de la prison. De son côté, son mari a transformé la course à pied à l’extérieur de la prison en une campagne pour la libération de Niloofar. De très nombreux·ses coureur·ses continuent, aujourd’hui encore, à courir pour la libération de Niloofar dans différents marathons.
5
Zia Nabawi, un prisonnier politique ayant passé huit ans de sa jeunesse dans une prison de la République islamique, a intitulé son mémoire de maîtrise La phénoménologie de l’expérience carcérale. Pour rédiger ce mémoire, il a interviewé des dizaines de prisonnier·ères politiques. Pour quelqu’un comme moi, qui ne savait rien de plus que ce qui était publié sur les réseaux sociaux, cette lecture fut des plus instructives. Dans l’introduction de son mémoire, Nabawi écrit : « L’approche de la prison dans les médias que j’appelle de position s’articule autour des concepts de “réhabilitation” et de “punition”, tandis que l’approche des médias d’oppo-sition aborde systématiquement la question de la prison à travers les concepts de “torture” et de “répression”. Par conséquent, ces deux approches sont largement aveugles à l’expérience réelle de la prison ». Il affirme que la prédominance de ces deux approches politiques dans les médias publics a rendu l’expérience carcérale très surprenante et très peu familière pour quelqu’un·e qui la vit pour la première fois. « […] Contrairement à l’opinion populaire, la prison n’est pas un lieu dénué de tout signe de vie. Il y règne une qualité de vie unique et différente, qu’on ne peut pas comprendre à travers le prisme politique par lequel nous avons choisi de la regarder ». Pour quelqu’un qui souhaitait adopter une approche artistique et humaniste à l’égard des prisonnier·ères politiques, la lecture de ce mémoire de trois cents pages a constitué un véritable cadeau. Je dois bien plus qu’une bouteille de vin à Zia Nabawi.
6
Les émigrant·es fuient soit des dictateurs, qui sont les marionnettes des puissances mondiales, soit la pauvreté résultant de siècles de pillage de leurs biens par les puissances coloniales. Néanmoins, les Européen·nes ne veulent pas assumer leur responsabilité, qui déstabiliserait leur vie. Iels s’efforcent de repousser les immigrant·es loin de leurs terres. (Il suffit de lire le projet de loi sur l’immigration illégale examiné par la Chambre des Communes britannique en mars dernier : « Toute personne arrivée “illégalement” ne pourra pas demander l’asile et il incombe au·à la ministre de l’Intérieur de l’expulser. ») Cela a pour conséquence qu’il ne reste pas d’autre option aux émigrant·es que de s’engager sur des routes périlleuses, telles que la traversée du tunnel sous la Manche dans lequel passe toutes les quelques heures un train à grande vitesse qui roule à 160 km/h. S’iels ne parviennent pas à parcourir la distance de 38 kilomètres avant le passage du TGV Paris-Londres, il ne restera d’elles·eux que la seule tache de leur sang sur le mur.
- Amir Reza Koohestani
- Avril 2023
Textes et mise en scène : Amir Reza Koohestani | Dramaturgie : Samaneh Ahmadian | Assistant à la mise en scène : Dariush Faezi | Lumières et scénographie : Éric Soyer | Vidéo : Yasi Moradi, Benjamin Krieg | Musique : Phillip Hohenwarter, Matthias Peyker | Costumes : Negar Nobakht Foghani | Interprètes : Ainaz Azarhoush, Mohammad Reza Hosseinzadeh | Traductions en français et en anglais, adaptation surtitrage : Massoumeh Lahidji | Traduction en néerlandais : Werkhuis / Erik Borgman | Opératrice surtitres : Negar Nobakht Foghani | Production, administration et diffusion : Pierre Reis | Assistante logistique et communication : Yuka Dupleix / Bureau Formart
Production : Mehr Theatre Group | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Berliner Festspiele, Athens Epidaurus Festival, Festival d’Automne à Paris, Théâtre de la Bastille, La rose des vents – scène nationale Lille Métropole, La Vignette – scène conventionnée Paul-Valéry Montpellier, Théâtre populaire romand – Centre neuchâtelois des arts vivants, Triennale Milano Teatro, Festival delle Colline Torinesi / Fondazione TPE, Noorderzon Festival of Performing Arts & Society
Résidences de création : Théâtre populaire romand – Centre neuchâtelois des arts vivants, KWP Kunstenwerkplaats, Théâtre Les Tanneurs
Avec le soutien du ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles d'Île-de-France et de l’Institut Français