08 — 11.05.2022

Bárbara Bañuelos & Carles Albert Gasulla Madrid

Hacer Noche

théâtre

Gare de Bruxelles-Nord – Ancien Musée ferroviaire

Escalier (pour monter ou descendre) | Espagnol → NL, FR, EN | ⧖ 2h | €16 / €13

Bárbara Bañuelos et Carles Albert Gasulla se sont rencontré·es voici déjà quelques années. Bárbara est metteuse en scène et lutte contre la précarité de son emploi ; Carles Albert est diplômé en philologie allemande et parle cinq langues ; il a un diagnostic de santé mentale qui l’a obligé à renoncer à sa carrière de traducteur professionnel et à trouver un emploi dans un parking à Barcelone comme gardien de nuit. Passionné de poésie et de littérature – de Voyage au bout de la nuit de Céline, par exemple – il passe ses nuits à lire et à enregistrer ses impressions sur ses lectures. À présent à deux sur scène et entouré·es du public, iels élaborent un impressionnant spectacle et un dialogue qui s’écoule doucement comme les pages d’un livre : leurs vies, les différentes formes de précarité dans notre société, l’intérêt de Carles Albert pour Frantz Fanon ou pour Donna Haraway, ses conversations avec les client·es du parking,… Ensemble, iels retracent l’histoire d’un intellectuel contraint à l’obscurité et questionnent également ce que signifie raconter – et comment raconter – cette histoire aujourd’hui. Hacer Noche signifie passer la nuit : celles passées à lire dans le parking ; le temps d’une société qui relègue les personnes diagnostiquées en psychiatrie dans l’invisibilité de la nuit ; la nuit à la fin du voyage de Céline, avant l’arrivée d’une aube nouvelle.

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Hacer Noche

Bárbara Bañuelos et Carles Albert Gasulla

Pour aborder une œuvre scénique de Bárbara Bañuelos, il faut revenir à ses pièces antérieures, chacune étant reliée à la précédente par un lien invisible. Tel un fil conducteur, il traverse toute son œuvre et laisse entrevoir la trame profonde de sa pratique artistique. À ce jour, outre les collaborations avec d’autres créateur·ices ou sa carrière musicale qu’elle mène en parallèle, son corpus poétique se compose d’Inventario (2015), Mi padre no era un famoso escritor ruso (2018) et Hacer noche (2021). En 2022 apparaît déjà, en préparation, le prochain titre de ce continuum, La mujer del francotirador. Ensemble, ces œuvres attestent, notamment, de l’évolution expansive du « je » au « nous », du personnel au social, du privé au public.

Pour chacune de ses œuvres, Bárbara Bañuelos entreprend, à partir de questions ou d’une intuition, un processus d’immersion personnelle, de recherche, de collecte de matériel, qui la mènent sur la voie de la forme que prendra sa performance. C’est au cours de ce cheminement que se fait la transition vers un « je » expansé, du particulier à l’universel. Chaque voyage, qui prend entre deux et trois ans, se glisse en synthèse dans la performance. C’est une expérience vécue à la première personne, le corps de l’artiste constituant une archive vivante de ses expériences physiques, émotionnelles, psychiques et intellectuelles. Sur la scène, cette corporalité a trouvé son propre langage, que Bárbara Bañuelos définit comme la neutralité narrative, cohérente et honnête, possédant son propre caractère, sa vision du monde et qui est capable de les communiquer.

Cette neutralité implique de renoncer à tout jugement, afin que le récit puisse révéler un kaléidoscope chatoyant, flexible et polyèdre. Pour l’artiste « trouver sa place me permet d’évoluer sur scène sans peur, et de défendre mes propres approches ». Dans cet être corporel et neutre, le rapport entre la parole et la performativité évoluent en parallèle. Ils se développent au gré d’objets réels et de documents – un élément constant dans l’évolution artistique de Bañuelos – qui témoignent de son intérêt, en tant qu’artiste mais aussi en tant que personne, pour l’édification d’une mémoire individuelle et collective, pour le fonctionnement de notre imagination et pour la dialectique, plus prégnante que jamais, entre réalité et fiction.

Dans Inventario, Bárbara Bañuelos exposait, au sol, certains objets et documents qu’elle avait collectés, copiés et précieusement conservés depuis 1986. À partir de ces objets disposés à même le sol (qui, à distance, n’étaient pas sans rappeler certaines planches de l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg), l’artiste a conçu une archive orale des récits dissimulés dans le papier. L’un de ces documents était associé à un « secret de famille » (selon ses propres mots) sur la base duquel elle allait reconstituer l’histoire de sa grand-mère maternelle. Il en surgit Mi padre no era un famoso escritor ruso, pièce dont la création lui permit de comprendre ce que vivent les personnes atteintes de troubles mentaux, et ce, à partir de l’expérience intime d’un membre de sa famille. Désireuse d’en savoir plus, d’étendre sa compréhension de cette réalité, elle a rencontré l’Asociación Radio Nikosia, un collectif basé à Barcelone composé de personnes ayant ou non un vécu de troubles mentaux médicalisés. Les membres définissent l’association comme un territoire politique, un rassemblement qui privilégie le soin et le soutien en communauté. Parmi ses activités, le collectif propose une chaîne radio, avec laquelle Bárbara Bañuelos a travaillé à plusieurs occasions. C’est là qu’elle a rencontré Carles Albert Gasulla. Membre de l’association, Carles est diplômé en philologie germanique. Lecteur invétéré parlant cinq langues, il mène une existence précaire en tant que vigile de nuit sur un parking. Bárbara Bañuelos a vu dans le récit de cette vie une expérience valant la peine d’être partagée. Au fil du temps, cette envie de partage s’est transformée pour devenir Hacer noche.

Hacer noche constitue un tournant scénique par rapport aux œuvres antérieures de Bárbara Bañuelos. Jusque-là, seule en scène, elle créait un rapport frontal avec le public. Dans Hacer noche, Carles l’accompagne sur scène et établit avec elle un dialogue intime, dans un décor chaleureux, entouré du public disposé en cercle. Cette mise en scène confère un sentiment de proximité, une plus grande sensibilité. La conversation est enrichie d’une part d’extraits de Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline – un livre fondateur pour Carles – et de l’autre de fragments du journal qu’a écrit Carles au cours des longues nuits austères passées dans sa guérite de vigile. Cette structure dramaturgique permet à Bárbara Bañuelos d’aborder des sujets tels que la folie, la guerre ou encore le travail précaire. La folie est ici plus précisément amenée comme un état stigmatisé par le poids du diagnostic, et comme un état dont nous sommes toutes et tous susceptibles de souffrir un jour. Personne n’est à l’abri de la souffrance mentale, a fortiori dans ce monde lui-même passablement fou sous plus d’un aspect. Nous imposons aux autres un colonialisme de manière plus ou moins violente, un colonialisme que, selon la définition de Frantz Fanon, nous exerçons par le déni systématique de l’autre. Que ce soit par le machisme, le racisme, ou, plus subtilement, par les rapports de pouvoir inconscients que nous créons avec les personnes auxquelles a été diagnostiqué un trouble mental, nous dénions à l’autre une humanité fondamentale en le ou la privant, par exemple, de sa liberté de gérer ses désirs.

Enfin, Hacer noche est l’incarnation scénique de ce que l’écrivain-penseur Remedios Zafra appelle une transformation de la vulnérabilité individuelle en force communautaire : le fait de sortir une expérience intime de la sphère privée ou thérapeutique permet de mettre fin à l’association entre maladie et culpabilité ou honte, d’assurer qu’aucun corps ou aucune personnalité ne restent cachés pour, au bout du compte, disparaître. « Il est vital », conclut Bárbara Bañuelos, « que les communautés, les minorités, les cultures, en somme toutes les personnes souffrant d’une stigmatisation quelle qu’elle soit, survivent dans le temps. Nous devons œuvrer ensemble à rendre publiques ces autonarrations, car lorsqu’une personne peut faire son propre récit au présent, elle plante une graine pour son avenir, mais aussi pour celui de la communauté et de la société. Voilà ce que signifie pour moi Hacer noche, c’est un exercice d’écoute, de lien narratif, c’est une multitude intime. »

  • Álvaro Vicente, Madrid, 06.04.2022
  • Álvaro Vicente est auteur de théâtre et journaliste spécialisé dans les arts de la scène. Il a fondé le magazine Godot et l’a dirigé pendant 10 ans. Il est aujourd’hui directeur du magazine Dramática publié par le Centro Dramático Nacional.

Présentation : Kunstenfestivaldesarts, 51N4E
Mise en scène : Bárbara Bañuelos | Écriture : Carles Albert Gasulla, Bárbara Bañuelos | Fil narratif, dialogues, réflections et organe scénique : Carles Albert, Bárbara Bañuelos | Scénographie : Antoine Hertenberger, Marwan Zouein | Conseiller lumières : David Picazo | Assistant technique : Javier Espada | Production et communication : Mamifero | Surtitrage et traductions : Babel Subtitling
Coproduction : Festival TNT, CondeDuque
Résidences avec le soutien de : Festival TNT | En collaboration avec : El Graner, Teatro Calderón
Performances à Bruxelles avec le soutien de l’Ambassade d’Espagne et Instituto Cervantes Bruselas

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