21 — 24.05.2022
Noé Soulier, Thea Djordjadze, Karl Naegelen Angers-Berlin
First Memory
danse / arts visuels / musique — premiere
Quotidiennement, nous observons d’innombrables gestes : une main qui attrape ou évite quelque chose, un bras qui passe quelque chose à quelqu’un·e. Dans notre mémoire, ces mouvements sont souvent réduits à leur but, mais quelle est réellement la complexité de leur vie ? Dans First Memory, Noé Soulier construit une chorégraphie qui détourne les mouvements quotidiens de leur fonction initiale par le biais d’une composition puissante et méticuleuse de gestes portée par huit interprètes. Sur scène, il collabore avec la plasticienne Thea Djordjadze dont les sculptures font allusion à quelque chose avec insistance mais s’arrêtent juste avant de devenir reconnaissables, ouvrant à notre imaginaire un espace incroyablement poétique. Accompagnée par les compositions musicales de Karl Naegelen, interprétées et enregistrées par Ictus, la scène devient une forêt mouvante de corps et de sculptures dans laquelle se tisse une chorégraphie faite de gestes humains et non-humains, de mouvements et de moments de suspension. First Memory nous emmène dans un voyage à la découverte du caractère unique et insaisissable des mouvements quotidiens.
Entretien avec Noé Soulier
Dans vos dernières créations, comme Removing ou Faits et gestes, vous vous intéressez à ce qu’on pourrait qualifier de « gestes non-spectaculaires » : des actions pratiques, comme le fait d’attraper, de lancer, qui sont exposées par des opérations de soustraction, de fragmentation. Avec cette création, First Memory, vous repartez du caractère insaisissable de ces actions : quel est l’angle chorégraphique – en termes de travail et de composition – mis en œuvre dans cette création ?
Il y a effectivement une forme de continuité entre Removing, Faits et gestes ou Les Vagues autour de la notion de geste. Il y a quelque chose de très riche dans le geste ; cela peut être une action pratique qui relève de l’efficacité, une manière d’agir sur le monde. Le vocabulaire que je développe s’appuie sur ces actions motivées par des buts pratiques – c’est une constante depuis le début. Pour autant, je crois que mon but n’est pas de faire apparaître des gestes quotidiens sur scène. L’action pratique est un point de départ pour moi – pas une fin en soi. Ce qui m’intéresse, c’est de greffer le vocabulaire chorégraphique sur un vocabulaire d’actions que l’on maîtrise tous·tes. Ces actions pratiques, elles sont présentes dans la vie quotidienne, dans le sport… Mais mon approche est assez différente de celle que l’on peut retrouver en danse – par exemple dans les avant-gardes des années 1970, qui essayaient de faire apparaître le geste quotidien en tant que tel – ou dans le cas d’approches très formelles, qui abordent le mouvement en termes de géométrie ou de mécanique.
(…) Il s’agit pour moi de m’appuyer sur la richesse signifiante de l’expérience corporelle, tout en la défamiliarisant pour qu’elle devienne visible : suspendre certains de nos automatismes de lecture ou d’action pour pouvoir rendre perceptible cette expérience, et l’éprouver. J’ai toujours été très attiré par la richesse de ce rapport au mouvement, mais une autre dimension m’est apparue plus récemment : lorsqu’on arrive à activer cette perception, à désamorcer son caractère d’évidence, une charge affective, émotionnelle, mémorielle peut apparaître. C’est sans doute de là que vient ce titre, First Memory. Il s’agit d’une mémoire pré-discursive, qui renvoie à un avant : avant le caractère automatique ou réflexe de nos actions ou des lectures du mouvement des autres. Nos premières expériences sont corporelles, et très fortement liées au mouvement.
(…) J’ai l’impression qu’il existe une zone grise que le mouvement peut aider à percevoir en organisant gestuellement ce vécu qui n’est pas régi par les mêmes règles que celles du langage. Par cette approche de disruption des buts pratiques, j’essaie au fond d’aller chercher des mouvements ou des séquences de mouvements qui déclenchent une forme d’intensité. J’aurais du mal à définir cette intensité, mais quand elle advient, il est possible d’en opérer une capture. C’est difficile à déclencher, tout aussi difficile à préserver – c’est un équilibre instable – mais c’est cet horizon perceptif que je recherche. Le type d’expérience auquel cela donne lieu est du même ordre que l’expérience émotionnelle que l’on peut faire lorsqu’on est touché par des détails physiques fugaces – la posture de quelqu’un, sa manière d’être, de bouger. C’est très différent de l’appréhension d’une situation globale. Dès qu’on pose des mots, que l’on décrit le contexte ou la psychologie d’une situation, aussitôt ce cadre referme l’ouverture perceptive – ce moment fugace de révélation. Si on retire ce cadre, on obtient une sensation beaucoup plus kaléidoscopique, beaucoup plus diffuse, mais aussi plus intense.
Pour cette création, vous avez collaboré avec l’ensemble Ictus et le compositeur Karl Naegelen. Quel type de rapport entre chorégraphie et musique met en jeu cette pièce ?
Nous avons travaillé très longuement avec Karl Naegelen et Ictus. Pour Les Vagues – déjà avec Ictus – j’avais travaillé sur une logique de structure commune : construire la musique sur la danse et la danse sur la musique. Là, nous avons procédé très différemment. La musique a été composée indépendamment, à travers l’idée d’explorer musicalement les gestes principaux qui sont présents dans la chorégraphie : éviter, frapper et lancer. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une transposition directe, par exemple en demandant aux instrumentistes de faire ces gestes, mais plutôt d’une transposition structurelle : comment une structure musicale peut-elle être un geste ? Cette idée a permis à Karl de s’écarter de catégories musicales traditionnelles comme la mélodie, l’harmonie, le contrepoint, l’instrumentation – ou même de catégories plus contemporaines comme la matérialité des sons présente dans la noise ou la musique spectrale. Karl a traité la musique comme un geste. La notion d’élan est donc centrale, à la fois dans la composition musicale et dans la chorégraphie.
C’est une approche de la musique qui se perçoit en termes d’énergie et en termes de mouvement – une musique très organique, très viscérale. La musique a été composée indépendamment, puis la musique et la chorégraphie ont été réunies sur scène. Par ailleurs, il s’agit d’une partition conçue pour l’enregistrement – pas pour des musiciens live sur scène. Maintenant que nous avons ces deux matériaux – la chorégraphie et la musique – il s’agit de faire des greffes. Ces deux matériaux sont liés par les principes qui sont à l’œuvre, ce qui fait qu’il y a vraiment des moments où une énergie commune prend la scène.
Est-ce que la collaboration avec l’artiste Thea Djordjadze au niveau de la scénographie était aussi construite à partir de l’idée de geste ?
(…) Ce qui m’intéressait c’est l’idée de pouvoir reconfigurer l’espace de manière assez architecturale, de manière à créer des zones de visibilité et d’invisibilité – à la fois pour les spectateur·ices mais aussi pour les performer·euses entre eux·elles. Parfois le public peut voir deux performer·euses qui ne peuvent pas se voir – mais qui eux·elles, en voient un·e troisième que le public ne voit pas. Cela crée un labyrinthe de regards, un jeu de relations entre danseur·euses et spectateur·ices autour du visible et de l’invisible. (…)
Ce sont des gestes qui rappellent la pièce Performing Art, que vous aviez réalisée à partir des gestes d’installation d’œuvres d’art…
Tout à fait. Dans Performing Art, la reconfiguration de l’espace concernait principalement l’agencement des œuvres, alors que dans First Memory, ce sont ces cloisons, amenant à un réagencement du regard. Au niveau chorégraphique, cela produit une juxtaposition entre deux vocabulaires assez différents – l’un qui est composé de ces actions pratiques transformées, et l’autre d’actions pratiques littérales, puisqu’il s’agit de déplacer les cloisons. Cela m’a permis de penser des moments assez discrets de synchronisation : par exemple la rotation d’un mur va être synchronisée avec un événement musical et avec un geste transformé. Il ne s’agit pas de mixer ces gestes – par exemple de bouger un mur en dansant, mais plutôt de déplacer l’attention en intégrant les gestes de manipulation à l’intérieur d’un réseau de signes – chorégraphiques, sonores – qui les transforment à leur tour.
(…)
Pour synthétiser, je dirais que deux choses sont à l’œu-vre dans la chorégraphie de First Memory : le rapport entre l’intentionnel et la spontanéité motrice de l’interprète. Et le fait que tout est soumis à l’indéterminé, à une forme de définition partielle – qui n’est pas moins précise, mais qui laisse une plus grande place aux interprètes, à la suggestion, à la projection, à l’imaginaire, et à la capacité qu’ont les gestes de déclencher cet imaginaire. (…) La logique de fragmentation, de non-finitude des actions – déjà présente dans Removing – se propage dans les phrases elles-mêmes; elle se joue dans la composition chorégraphique décentralisée, et dans la construction spatiale – avec les zones de visibilité et l’invisibilité générée par le travail de Thea.
- Propos recueillis par Gilles Amalvi, mars 2022
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Charleroi danse
Concept, chorégraphie : Noé Soulier | Avec : Stéphanie Amurao, Lucas Bassereau, Julie Charbonnier, Adriano Coletta, Meleat Fredriksson, Yumiko Funaya, Nangaline Gomis | Musique créée et enregistrée par l’ensemble Ictus: Tom de Cock (percussions), Pieter Lenaerts (contrebasse), Aisha Orazbayeva (violon), Tom Pauwels (guitare), Jean-Luc Plouvier (Piano), Paolo Vignorelli (flûte) | Scénographie : Thea Djordjadze | Costumes : Chiara Valle Vallomini | Création lumières : Victor Burel | Assistante chorégraphique : Constance Diard | Regie lumières : Benjamin Aymard | Régie son : François Baron | Direction technique : François Le Maguer | Responsable de production et de diffusion : Céline Chouffot | Chargée de production : Emma Audichon
Production : Cndc – Angers | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Montpellier Danse, Les Spectacles Vivants – Centre Pompidou, Festival d’Automne à Paris, La place de la danse CDCN Toulouse/Occitanie, Theater Freiburg | Avec le soutien de : Dance Reflections by Van Cleef & Arpels
Performances à Bruxelles avec le soutien de l’Institut Français à Bruxelles, l’Ambassade de France en Belgique et l’Alliance Française, dans le cadre d’EXTRA (2022)