28 — 31.05.2025
En portugais, « borda » signifie à la fois la broderie, l’ornement, mais aussi la limite, la marge, ce qui sépare. Les frontières géographiques et politiques engendrent des oppositions : hospitalité et hostilité, autochtone et allochtone. Qui est à sa place et qui est exclu ? Qui a le droit d'être ? Au sens figuré, « borda » désigne aussi l’imagination, cette faculté qui nous permet de franchir et de transcender les frontières.
Avec une nouvelle génération de danseur·euses, la chorégraphe Lia Rodrigues tisse une broderie fluide, où les lisières bougent, flottent et dansent. Dans son style caractéristique, qui s’appuie sur l’énergie du collectif et l’utilisation de matériaux simples comme le textile et le plastique, elle crée un ballet singulier entre les corps et la matière, dont seule Rodrigues semble détenir la recette. Les corps s’agglomèrent en constellations, forment des masses, puis se dispersent. Avec une grande délicatesse, ce qui était séparé est à nouveau uni, faisant apparaître une succession de puissantes images et de tableaux colorés.
Après ses créations triomphales Fúria et Encantado (Kunstenfestivaldesarts 2019 et 2022), Rodrigues nous offre à nouveau un écrin de réconfort et d’espoir. Pour la première fois, elle présente sa nouvelle création en première à Bruxelles, en clôture de la 30e édition du festival.
Interview de Lia Rodrigues
Beatrice Lapadat – Comment décririez-vous le processus d’élaboration de Borda ?
Lia Rodrigues – L’élaboration de Borda a commencé quand j’ai rassemblé sur le plateau presque tous les costumes que l’on a utilisés au fil des 35 ans de nos performances, même les costumes de May B – spectacle qui nous a été offert par Maguy Marin en 2017, après une collaboration qui a eu lieu avec notre école de danse de Maré – jusqu’aux plastiques employés dans Pindorama. J’ai fait ressurgir tous ces objets et ces costumes et je me suis dit : « C’est avec tout cela qu’on va créer un monde ! » À partir de tous ces éléments qui sont restés avec nous après l’achèvement de nos créations, dont certains traînent dans mes valises depuis des années, nous avons commencé à broder et créer des personnages qui forment une espèce d’organisme où chacun·e dépend de l’autre. Il s’agit ici de la relation que l’on entretient avec tous ces objets et costumes, mais aussi de la manière dont les danseur·euses construisent leurs interactions. Il faut également préciser que Borda vient dans la continuation de Fúria (2018) et Encantado (2021), constituant ainsi le volet final de ce triptyque. Pour moi, c’est comme si deux planètes s’étaient effondrées pour donner ainsi naissance à Borda, bien que beaucoup d’autres créations de la compagnie habitent ce spectacle de manière moins explicite.
Le terme portugais « borda » comporte une polysémie allant de l’idée de frontière physique jusqu’à celle de rêve et de fantasme. De quelles manières envisagez-vous de rendre visible tout ce réseau de significations dans Borda ?
On a tendance à penser les frontières exclusivement dans leur dimension géographique et politique, mais je pense qu’il est essentiel d’ouvrir nos esprits à d’autres possibilités. Franchir une frontière relève d’abord d’un processus intérieur, d’une frontière que l’on franchit en nous-mêmes – c’est ainsi que l’on accède à la transformation, aux transitions, à tout ce qui nous pousse à passer d’un lieu à un autre, d’un état à un autre, d’une perspective à une autre. Les frontières imaginaires nous amènent dans ces lieux poreux peuplés de flux nomades, de rêves, d’altérités fluides. Parmi les différentes significations de « borda », je m’intéresse beaucoup à celle qui renvoie aux lisières, ces zones de biodiversité si riches et si résilientes. Dans le monde du vivant, les lisières constituent l’endroit où tout se fertilise, de la rencontre entre la terre et la mer, la forêt et le champ, la rivière et ses rives. C’est un espace où les cultures et les disciplines se croisent pour cultiver les frictions créatives plutôt que les conflits. C’est là que l’on peut espérer se réinventer, se transformer et construire des transitions. Car Borda est aussi une invitation à franchir nos propres frontières, afin de créer un espace commun de rêve où chacun·e a la possibilité d’imprègner la signification du spectacle en amenant ses propres histoires. L’imagination et le rêve demeurent des combustibles essentiels pour progresser et activer de nouvelles façons d’être au monde.
Quelles sont les principales lignes dramaturgiques et esthétiques qui caractérisent Borda ?
Dans Borda, nous avons cherché à explorer un autre monde corporel, à l’aide des neuf interprètes – six danseurs et trois danseuses – qui participent elles et eux aussi à la dramaturgie du spectacle, grâces aux discussions que nous entretenons à propos de notre travail. Je ne sais pas si nous y parvenons, mais nous tentons toujours de ne pas rester à la même place, à évoluer – ce qui ne veut pas forcément dire « aller de l’avant », mais simplement de nous diriger vers un autre endroit, vers quelque chose d’inconnu. Dans cette création, la coopération est au cœur des enjeux chorégraphiques : ce n’est qu’ensemble que les danseur·euses peuvent mener ce travail de grande précision, où chacun·e dépend de l’autre pour créer, pour exister. En parallèle, la broderie – un autre sens auquel renvoie le terme « borda » – est mise en lumière à travers l’idée de travail artisanal. Nous sommes nos propres couturier·ères, nous fabriquons, recyclons et bricolons nos costumes – ce qui exige beaucoup de temps et de minutie – afin de créer un univers qui nous définit. C’est là que je saisis un lien entre faire une broderie et faire une chorégraphie : nous prenons des choses qui ne sont « rien » et nous les transformons par le fait même de les mettre en scène.
Qu’avez-vous retiré de la création d’Andantes en 2024 ? Cette expérience participative à Bruxelles a-t-elle modifié ou influencé votre manière de travailler ?
L’invitation du festival à participer à la Zinneke Parade m’a offert une opportunité unique. Andantes m’a confirmé la valeur du travail en groupe, que je réalise depuis mes débuts en tant que chorégraphe, avec des personnes venant d’endroits et de perspectives de vie très différents. Créer ce char pour la parade, cette voiture vivante, m’a permis de voir d’une nouvelle manière comment le travail artistique peut s’entrelacer avec ces univers aux réalités très différentes, chaque participant·e apportant à cette œuvre sa manière particulière d’être et d’exister au monde.
Quand est venu le moment d’être ensemble dans les rues, c’était émouvant de voir tout le monde heureux·se, et de s’amuser ensemble. Je pense qu’il est très important en ce moment, vu la situation mondiale, d’initier des espaces commun de partage, de joie et de plaisir. Andantes m’a confirmé une fois de plus la possibilité de produire du “vivre ensemble” à partir d’identités et d’expériences hétérogènes.
- Propos recueillis par Beatrice Lapadat en mars 2025 pour le Festival d’Automne à Paris.
- Beatrice Lapadat est chercheuse en arts de la scène, journaliste culturel, critique et pédagogue.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Création : Lia Rodrigues | Dansé et créé en collaboration avec : Leonardo Nunes, Valentina Fittipaldi, Andrey da Silva, David Abreu, Raquel Alexandre, Daline Ribeiro, João Alves, Cayo Almeida, Vitor de Abreu | Assistante à la création : Amalia Lima | Dramaturgie : Silvia Soter | Collaboration artistique et images : Sammi Landweer | Création lumières : Nicolas Boudier | Régie générale et lumière : Magali Foubert, Baptistine Méral | Bande sonore : Miguel Bevilacqua (à partir des extraits de l’enregistrement fait en 1938 au nord du Brèsil par la Mission de recherche folklorique conçue par l'écrivain et intellectuel Mario de Andrade; Extrait de la musique Amor Amor Amor du domaine public qui compose le répertoire du Cavalo Marinho, danse dramatique brésilienne, interprétée par Luiz Paixão) | Direction de production et diffusion : Colette de Turville | Chargée de production : Astrid Toledo | Production et diffusion Brésil : Gabi Gonçalves / Corpo Rastreado | Secrétaire et administration : Gloria Laureano | Soutien logistique Centre des Arts Maré : Sendy Silva | Professeur·es : Amalia Lima, Leonardo Nunes, Valentina Fittipaldi, Andrey Silva | Costumes : Lia Rodrigues Companhia de Danças | Couturière : Antonia Jardilino de Paiva | Remerciements : Thérèse Barbanel, Corpo Rastreado, Inês Assumpção, Luiz Assumpção, Diana Nassif, l’équipe du Centro de Artes da Maré, Jacques Segueilla
Production : Lia Rodrigues Companhia de Danças | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Maison de la danse/Biennale de la danse de Lyon 2025, Chaillot Théâtre National de la Danse, CENTQUATRE-PARIS, Festival d’Automne à Paris, Wiener Festwochen, La Bâtie - Festival de Genève, Romaeuropa Festival, PACT Zollverein, One Dance Festival, Theater Freiburg, Muffatwerk, Passages Transfestival, Festival PERSPECTIVES, Le Parvis, Tanz im August / HAU Hebbel am Ufer
Avec le soutien de la Fondation Ammodo, Redes da Maré et Centro de Artes da Maré
Lia Rodrigues est Artiste associée internationale au CENTQUATRE-PARIS, à la Maison de la danse de Lyon, au Pôle européen de création et à la Biennale de la danse de Lyon
Dédié à Max Nassif Earp



