24 — 28.05.2019

Faustin Linyekula Kisangani

Congo

théâtre / danse — premiere

KVS BOX

Français → NL | ⧖ 2h | € 18 / € 15

«Le Congo, ça n'existe pas. Il n’y a qu’un fleuve et la grande forêt. » La recherche chorégraphique et théâtrale de Faustin Linyekula est comme un grand puzzle à partir duquel le chorégraphe re-constitue, ré-écrit et re-raconte l’histoire de son pays, l’actuelle République Démocratique du Congo. L’année dernière, sa pièce Banataba avait proposé un dialogue physique et symbolique avec l'AfricaMuseum, alors encore fermé pour rénovation. Elle interrogeait, à la lumière d’un voyage personnel documenté et dansé, les manières de renouer avec un passé pillé ou disséminé à travers l’Occident. Pour sa dernière création, Linyekula travaille avec l’écrivain Eric Vuillard autour de son très remarqué Congo (2012). Au croisement du roman et de l’historiographie, le texte revient sur la construction de l’Etat congolais par les colons européens, avec parmi eux les tristement célèbres Henry Morton Stanley (l’explorateur), Charles Lemaire (l’éclaireur), et Léon Fievez (le tortionnaire). Linyekula confronte le texte de Vuillard à sa propre matière chorégraphique et à des enregistrements sonores immersifs. Il relie ainsi l’histoire sanglante du pays aux traumas qui continuent aujourd’hui d’impacter la population congolaise. Congo recompose un pays(age) et un héritage complexes que le public ne pourra éluder.

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Entretien avec Faustin Linyekula

Faustin Linyekula, vous êtes danseur, metteur en scène et chorégraphe, mais vous vous décrivez également comme un « raconteur d’histoires ». Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le texte Congo d’Éric Vuillard ?

Mon travail porte depuis longtemps sur le Congo et sur l’Afrique en général mais, pendant de nombreuses années, mon attention était surtout retenue par ce que nous, Africains, avions fait depuis les Indépendances. Sans oublier la période coloniale, j’évitais de l’aborder, de crainte de paraître utiliser ces pages de l’histoire pour justifier notre propre incapacité à gérer nos pays aujourd’hui. J’ai toujours refusé cette brèche, préférant repérer et souligner notre responsabilité dans nos malheurs, dans les ruines que nous avons nous-mêmes provoquées depuis les années 60. Quand j’ai rencontré l’écriture d’Éric, au-delà des informations dont j’avais connaissance, c’est sa parole, cette parole-là que j’ai eu envie de porter sur un plateau, un jour. J’ai lu ce livre dès sa sortie en 2012, un peu par hasard : un libraire me l’a conseillé alors que je créais La Création du Monde au Ballet de Lorraine et que je cherchais Voyage au Congo en librairie. J’ai alors acheté Congo, et c’est devenu l’un de mes livres de chevet.

Vous avez proposé à Éric Vuillard de participer à une première étape de création avec votre équipe pour avoir son regard sur vos intentions d’adaptation. Comment s’est passé ce moment de partage ?
 

Nous avons passé une semaine ensemble à Paris, en tout début de travail, en juin 2018. Il était là, nous regardait, nous écoutait débroussailler son texte, apportait ses réflexions, donnait des précisions historiques. C’était une semaine très enrichissante, de véritable dialogue. Nous nous étions déjà rencontrés, mais c’était la première fois que nous partagions du temps dans un même espace autour de son texte. Il était d’une très grande écoute, me disant que ce n’était pas lui qui mettait en scène et que, de sa perspective de Français, d’Européen, ça l’intéressait vivement de voir comment un Congolais pouvait se saisir de ce texte, avec sa propre histoire et sa propre approche. Par la suite, nous aurions aimé qu’il puisse venir avec nous au Congo pour la deuxième résidence, dont la plus grande partie se déroulait dans une forêt au sud de Kisangani. Comme il écrit, dans l’un des chapitres, « le Congo n’existe pas, il n’y a que la grande forêt, un fleuve » j’aurais souhaité l’emmener dans cette forêt que je connais si bien, sur ce fleuve dont il parle, sur lequel j’ai beaucoup voyagé enfant et que je redécouvre depuis peu, en pirogue, pour me rendre dans des villages où vit la famille de ma mère. Éric venait d’obtenir le prix Goncourt et son agenda en a été bouleversé ; j’espère que nous aurons l’occasion de faire ce voyage, plus tard.

En quoi cette immersion en pleine nature a-t-elle nourri votre recherche ?

L’intérêt était à la fois d’être dans la forêt, mais il se trouve aussi que nous étions logés dans une plantation d’hévéa. Le caoutchouc étant au cœur de cette histoire, passer du temps et s’imprégner du cadre de cette plantation en pleine forêt m’offraient, en tant que danseur, la possibilité de voir comment cet environnement influait sur mon corps, d’observer mes propres réactions, mais également d’écouter, d’enregistrer des sons, de construire une matière physique, charnelle et sonore pour la pièce.
 

Pourquoi cette forme du trio, avec trois vecteurs d’émotion : une chanteuse, un comédien prenant en charge le texte de Vuillard, et vous-même, en tant que danseur ?

Oui, trois partitions s’entrelacent et se complètent : une partition de danse, la mienne, une partition d’acteur que porte Daddy Kamono Moanda, Congolais, vivant en France depuis plusieurs années, et celle de Pasco Losanganya, également comédienne, mais qui, dans cette pièce, chante. Elle s’inspire ici des chants du peuple Mongo, au Nord-Ouest du pays, c’est en effet là, dans l’actuelle province de l’Équateur où elle est née que se sont passées les atrocités des “mains coupées” décrites par Éric Vuillard. La main coupée a en réalité deux histoires : pendant les premières années de l’occupation du Congo, la matière première était le caoutchouc sauvage récolté dans la forêt ; une loi, ou plutôt une pratique, s’est alors peu à peu installée : lorsque les autochtones, y compris des enfants exploités, ne ramenaient pas le quota exigé, les colons pouvaient leur couper une main. Par la suite, Léon Fiévez, une fois commandant colonial dans cette province, a étendu cette loi en déclarant qu’en guise de justification de l’usage de munitions, pour chaque balle tirée, il fallait ramener une main droite. La main coupée est ainsi devenue un véritable symbole dans cette partie-là du Congo. Je voulais donc interroger Pasco, qui a grandi là-bas, sur les chants qu’elle y a entendus petite et, à partir de cela, construire une partition de chants. Qu’est-ce qui pouvait bien se chanter dans ces villages-là, après le passage de Lemaire ou les exactions de Fiévez ? Il me semblait important de retranscrire aussi cette dimension dans l’espace car, pour moi, l’une des pages les plus émouvantes du livre d’Éric est celle où il parvient à donner un visage et un nom à deux ou trois enfants... dont les mains avaient été coupées. Ainsi Pasco a-t-elle créé une partition de chants pour la pièce, à partir de ses souvenirs d’enfance.
 

Vous avez par ailleurs fait le choix de restituer une grande partie du texte sur scène...

En effet, la partition d’acteur est totalement construite à partir du texte. Daddy Kamono porte près de trois quarts du texte et c’est vraiment cette matière-là, le sens des mots, mais aussi la musique de l’écriture d’Éric que je voulais faire entendre. Parce que cette histoire-là, nous la connaissons, mais racontée comme ça, c’est exceptionnel ! Elle constitue donc la première strate à partir de laquelle les autres ont pris forme : que se passe-t-il si l’on y superpose une couche de chants, des chants qui viennent de la forêt où ont eu lieu ces atrocités ? Et que se passe-t-il quand un danseur dont le corps est nourri de cette histoire-là, se met à bouger là-dedans ? Est-il même possible de danser ? Comment un corps peut-il seule-ment se mettre debout, au milieu de ça ?

L’atmosphère que produisent le son et la lumière est également très évocatrice ; quel a été votre processus de travail à cet endroit ?
 

Le son et la lumière devaient créer un espace physique, mais aussi et surtout un espace mental. J’ai enregistré la forêt, le fleuve, les bords du fleuve et j’ai travaillé avec un créateur sonore, Franck Moka, pour créer une installation à partir de ces matières. Il s’agit d’inviter les spectateurs, par l’écoute, à entrer dans l’histoire, à pénétrer cet espace-là. Par ailleurs, il y a de l’humour dans le texte d’Éric, qui participe du climat de la pièce, et qui est d’autant plus intéressant qu’il fait écho au sens de l’humour extrêmement aiguisé des Congolais : c’est une manière de résister à la fatalité, de ne pas se laisser mourir. Donc je garde intact cet humour, intrinsèque au texte, mais tout le reste, finalement, est très sombre. J’assume que les chants soient très sombres, que la manière de bouger reste sombre. Il a fallu construire une trame, en particulier avec Koceila Aouabed, créatrice lumière, entre l’obscurité et la lumière, en nous questionnant sur la possibilité de faire jaillir la lumière de l’obscurité, et même en nous demandant ceci : est-il seulement possible d’imaginer de la couleur pour raconter ça ? Le projet répond à un besoin actuel urgent, celui de recréer des espaces d’écoute. Or la danse peut créer un espace d’écoute. Selon moi, on n’écoute pas assez, on ne s’écoute pas assez... Tous les mal-entendus entre le Nord et le Sud, les fameux discours sur la restitution d’objets culturels africains pillés, volés, témoignent juste, d’une absence totale d’écoute de cette histoire en commun. Nous ne prenons pas le temps de l’écouter, de la regarder vraiment en face et de nous demander : que pouvons-nous faire pour avancer ensemble ? Je lisais il y a deux semaines un rapport de la Commission du Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme qui indique que 25 % des enfants qui finissent leur enseignement secondaire en Belgique ne savent même pas que le Congo a été une colonie belge. C’est le signe qu’il est temps d’écouter cette histoire, sans passion, mais juste l’écouter.
 

C’est cette rareté que vous avez trouvée dans le récit de Vuillard, ce pont entre hier et aujourd’hui ?
 

Oui, il montre que le système qui a fait que ce Congo-là soit possible, cette exploitation, qui continue aujourd’hui avec le système capitaliste, a commencé avec la traite des Noirs. Entre la traite, la colonisation, et les grandes banques d’aujourd’hui, il y a une filiation. Les commanditaires, les vrais responsables de tous ces crimes continuent à jouir des mêmes privilèges. Dans son livre L’Ordre du Jour, qui lui a valu le Prix Goncourt, c’est encore plus clair : ce sont les mêmes grands groupes industriels et financiers qui ont accompagné financièrement Hitler, qui ont exploité les prisonniers des camps, qui constituent les grandes firmes omnipotentes d’aujourd’hui. L’histoire n’arrête pas de se répéter et met à jour l’impunité des puissants.
 

Vous avez décidé en 2001 de retourner vivre au Congo, pourquoi ?
 

Vous disiez que je me décris comme un « raconteur d’histoires », et c’est vrai. Or les histoires que je raconte sont toujours des histoires vraies. Il y a dans mon travail comme une obsession du Congo et de son histoire, c’est pour cela que j’ai décidé de rentrer vivre au Congo et d’y développer mon travail. Les histoires que je veux raconter ne sont pas des histoires d’exil et je ne ressens pas le besoin d’inventer des fictions quand la réalité est aussi puissante. Dans la manière de raconter, je suis un peu comme un pêcheur qui part avec beaucoup de filets, aux mailles de différentes tailles, pour ne laisser passer aucun poisson, parce que l’histoire que j’essaye de raconter, le territoire physique et mental que j’essaye de mettre en scène est tellement mouvant, instable que je sens la nécessité d’utiliser tous les moyens en ma possession, pour essayer de me rapprocher du plus vrai de cette histoire. Parfois, cela passe par la danse, la musique, d’autres fois par les mots et, cette fois-ci, ce sont les mots d’Éric Vuillard qui m’ont donné envie d’aller plus loin dans cette partie de l’histoire. Finalement, ce processus n’est pas très différent des contes traditionnels dans de nombreuses sociétés, qui se saisissent d’une histoire et en deviennent parfois les personnages, ou bien lâchent l’histoire pour en parler de l’extérieur. Les conteurs en Afrique sont aussi danseurs, musiciens, chanteurs, et il arrive que les contes passent uniquement par les chants ou la danse, quand les choses ne peuvent plus se dire par les mots et qu’il faut juste laisser le corps bouger. C’est tout cela qui explique les différentes formes que prennent mes propositions scéniques, en fonction des histoires que je veux raconter.

Propos recueillis par Mélanie Drouère pour le Festival d’Automne à Paris, mars 2019

Direction artistique : Faustin Linyekula

Textes : Eric Vuillard

Avec : Daddy Moanda Kamono, Faustin Linyekula, Pasco Losanganya

Bande son : Franck Moka, Faustin Linyekula

Création lumières : Koceila Aouabed

Surtitrage : Babel Subtitling 

Présentation : Kunstenfestivaldesarts, KVS

Production : Virginie Dupray/Studios Kabako

Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Théâtre de la Ville/Festival d’Automne (Paris), Ruhrtriennale, HAU Hebbel am Ufer (Berlin), Théâtre Vidy-Lausanne, Le Manège, Scène nationale de Reims, Holland festival (Amsterdam), Festival d'Automne à Paris

Avec le soutien de : Centre Dramatique National de Normandie-Rouen, Centre National de la Danse – Pantin (Paris), KVS (Brussels)

Avec le soutien de l'Institut français et l'Ambassade de France en Belgique, dans le cadre d'Extra

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