22 — 24.05.2011
Madame Plaza, c’est le nom du plus vieux cabaret de Marrakech. Au travers de chants envoûtants, fado ou blues marocain, la chorégraphe Bouchra Ouizguen rend hommage aux « Aïtas » qui y officient depuis plus d’un siècle. Ces maîtresses d’un art musical, poétique et populaire, qui traduit plaisirs et douleurs des êtres, sont souvent comparées aux geishas japonaises : admirées pour leurs voix puissantes et leurs mouvements sensuels, elles sont pourtant ostracisées par leur famille et la société. Réunissant autour d’elle trois Aïtas, Ouizguen nous propose un spectacle qui confronte différentes visions de l’art. Selon elle, ces performeuses incarnent une approche féminine de la création artistique, ainsi qu’une vie de liberté, mais aussi d’invisibilité. Évoluant en lenteur dans l’intimité d’un espace clos, les interprètes chantent avec tout leur corps. Laissant affleurer une sensorialité intime, un éclairage subtil et des mouvements minimalistes confèrent une présence physique intense à ces femmes dépositaires d’un riche passé. Avec autant d’intelligence que de sensibilité, Ouizguen pose un regard contemporain sur une tradition en voie de disparition.
Ce que peuvent les corps
Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce qu’un corps soit allongé, se prélassant sur un sofa ? Rien. Qu’y a-t-il alors d’extraordinaire à ce que la tête semble tomber en arrière, comme attirée vers le sol ? Presque rien. Or, dans Madame Plaza, ces attitudes deviennent extraordinaires. Car Madame Plaza procède d’un grand déplacement dans le temps et l’espace. Cela se condense dans un moment d’exception, d’une expérience, à vivre au présent, de pures présences cristallisées dans une intensité suspendue, entre danse et performance.
Trois Aïtas marocaines sont là, accompagnées par Bouchra Ouizguen, qui pourrait être leur fille : totalement différente, mais infiniment proche, à l’écoute. Ces Aïtas sont des artistes de cabaret. Des chanteuses en fait. Non des danseuses. Le « Madame Plaza » est une antique adresse nocturne qui existe encore, à Marrakech, où vit Bouchra Ouizguen. Celle-ci est chorégraphe. Contemporaine. Nourrie de formations et d’échanges avec la scène occidentale. Mais qui, jeune fille, pratiqua longtemps la danse orientale.
Là elle se fit un corps, dont elle voulut ensuite se défaire, pour atteindre à une expression plus moderne. À présent, poursuivant dans cette même voie, Bouchra Ouizguen en vient, au contraire, à explorer cet autre corps qu’elle habita d’abord. Le sonder, l’apprécier, le mettre en jeu, le confronter. Un corps se construit. Un corps a une histoire. Un corps est pétri de culture. Il se conjugue d’intime et de collectif. Il n’a rien de stable. Il participe à une construction identitaire tout autant problématique, faite d’échanges et d’évolutions.
C’est cela qui se pratique sur le plateau de Madame Plaza : un art de la rencontre, de l’aller vers plutôt que du venir de quelque part, au goût d’inconnu plutôt que déjà su. Un cheminement vers l’autre y induit le déplacement de l’angle des regards, condition pour se défaire des catégories. Pendant de longues semaines, aux origines de ce qui ne se veut pas un « spectacle », les quatre artistes ne se consacrèrent pas tant à des répétitions qu’à prendre le temps d’abord de vivre ensemble, se découvrir, altérer leurs savoirs.
Les Aïtas sont autres. Mais contemporaines. Urbaines. Couche par couche, en attitudes, port de soi et mimiques, leurs corps monumentaux palpitent d’une histoire de femmes dont les chants savent électriser la sensualité de leur auditoire masculin, un instant fêtées en divas, mais l’instant d’après rejetées en quasi prostituées. Le regard artistique de Bouchra Ouizguen aura été de déceler ce que ces corps ont à dire d’autre que ce qu’ils jouent habituellement au cabaret, vivant cette fois par eux-mêmes plutôt que pour leur seule voix. Se permettant alors d’incroyables fantaisies, à se rouler par terre ou imiter les hommes. Madame Plaza révèle l’insoupçonné.
Le travail chorégraphique de Bouchra Ouizguen aura été de permettre cette rencontre, l’orchestrer, en inventer l’espace-temps particulier, et alors donner à voir ce que peuvent ces corps. Confronté à tant et tant de déplacements, puisse un regard de spectateur occidental accueillir toute cette étrangeté de gestes. Et alors admettre, dans cet instant inouï, qu’à l’instar de tout autre, un corps de femme marocaine déborde de significations qui ne peuvent en aucun cas se clore dans la seule fixation obsessionnelle sur la question du port du voile. Alors se déplacer lui-même, pour plus d’accueils.
Gérard Mayen
Chorégraphie
Bouchra Ouizguen
Danseuses/chanteuses
Kabboura Aït Ben Hmad, Fatima El Hanna, Bouchra Ouizguen, Naïma Sahmoud
Musique
Ahat de Youssef El Mejjad, Akegarasu de Shin-Nai
Lumières
Yves Godin
Costumes
Nouredine Amir
Régie lumières
Thalie Lurault
Chargée de production
Fanny Virelizier
Présentation
Kunstenfestivaldesarts, Halles de Schaerbeek, Daarkom
Production
Compagnie Anania (Marrakech)
Coproduction
Fabbrica Europa (Firenze), Montpellier Danse 2009
Avec le soutien de
Service de coopération et d’action culturelle de l’Ambassade de France a Rabat, Département Afrique et Caraibes en créations de Culturesfrance – Ministere des Affaires étrangeres, École Supérieure des Arts Visuels de Marrakech, Institut français de Marrakech