25 — 29.05.2010

Toshiki Okada / chelfitsch Tokyo / Yokahama

Hot Pepper, Air Conditioner, and the Farewell Speech

théâtre

BRONKS

Japonais → NL, FR | ⧖ 1h10

Dans le Japon d’aujourd’hui, le monde du travail est déchiré entre un modèle fondé sur une loyauté professionnelle absolue et un système de rendement maximal qui précarise toujours davantage les employés. Un groupe de jeunes cadres temporaires débattent du dîner d’adieu à organiser pour une collègue récemment renvoyée. Les salariés à vie, eux, se plaignent du système d’air conditionné. Sans jamais trahir les rituels formalisés de l’étiquette professionnelle, ils se perdent dans des discussions sans fin sur leurs misérables conditions de travail… Entre une langue hyperréaliste, diluée dans un entrelacs de paroles morcelées, et une gestuelle quasi chorégraphiée, partition parallèle qui dédit le mot, le théâtre « physiquement bruyant » de Toshiki Okada laisse affleurer l’aliénation, l’angoisse et le vide des êtres. L’auteur et metteur en scène japonais compte parmi les grandes révélations du Kunstenfestivaldesarts. Avec Hot Pepper, Air Conditioner and the Farewell Speech , il confirme la finesse profondément humaine de son langage singulier.

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Interview avec Toshiki Okada

LE PROCESSUS DE CRÉATION

Pouvez-vous m’en dire plus sur le processus de création de Hot Pepper, Air Conditioner, and The Farewell Speech ? Est-il exact que vous êtes parti d’un spectacle existant, Air Conditioner (2004), auquel vous avez greffé deux nouvelles pièces pour présenter une seule pièce construite à partir des trois ?

L’année passée, le Hebbel Theater à Berlin a organisé un festival japonais auquel chelfitsch était invité. Le théâtre nous a proposé de jouer Air Conditioner, mais la pièce est vraiment très courte. Sur ce, nous avons décidé de créer une version plus longue. Le spectacle est donc conçu spécifiquement pour ce projet.

Air Conditioner vous a aussi valu une renommée dans le monde de la danse, tandis que chelfitsch n’avait été actif que dans le circuit du théâtre jusque-là. La pièce met en scène une employée féminine qui fait remarquer à son collègue masculin que l’air conditionné tourne trop fort. Il n’y a pas de véritable ligne narrative. Vous introduisez une situation et analysez la manière dont le texte et le mouvement s’y rapportent. L’idée d’étendre cette pièce spécifique à un spectacle narratif est, me semble-t-il, assez inhabituelle, en soi ?

C’est vrai qu’aucune histoire n’est développée dans Air Conditioner. Mais je pensais qu’il serait possible de la faire fonctionner comme une histoire, sans rien faire de plus qu’ajouter une pièce avant et une après à propos de personnages qui se trouvent une situation différente que ceux d’Air Conditioner. En d’autres termes, je partais du principe que la pièce – même si je ne comptais pas changer beaucoup à Air Conditioner – pouvait néanmoins porter une partie d’une histoire. Voilà pourquoi je ne me suis pas concentré sur la continuité et la cohésion de l’histoire. En outre, j’ai apporté de petites variations formelles dans chaque partie. Je voulais créer un spectacle qui peut être considéré comme la présentation de trois approches possibles de la relation entre la musique et les corps. Pendant le processus de création, j’espérais parvenir à intégrer ces deux éléments et les voir se fondre en un ensemble ; cela pourrait donner de nouvelles orientations à mon travail et je me disais que ce serait vraiment formidable si cela pouvait se réaliser.

ADOPTER LA STRUCTURE DE LA MUSIQUE

Dans chaque partie de la production, les musiques respectives passent intégralement, du début à la fin. Dans Hot Pepper, vous avez choisi de la musique de John Cage, dans Air Conditioner, Stereolab et Tortoise et dans The Farewell Speech, John Coltrane. Ce choix me paraît refléter votre personnalité. Aviez-vous d’emblée décidé de passer ces morceaux dans leur intégralité ?

Personnellement, j’aime passer les morceaux dans leur intégralité. Je trouve qu’interrompre abruptement un passage musical témoigne d’un manque de politesse envers l’œuvre. En outre, chaque morceau a sa structure spécifique et je souhaite la maintenir. Reprendre une structure dans son ensemble rend les choses plus faciles, il suffit de s’appuyer sur elle. On peut par exemple écrire un texte aussi long que le passage musical. Pendant les répétitions, j’apportais un texte qui correspondait à peu près à la longueur d’un des choix musicaux et je demandais aux comédiens de dire le texte. Si celui-ci se révélait plus court que la musique, je l’étoffais, s’il était plus long, je le coupais. C’est ainsi que nous avons procédé. Pour ce spectacle, il est important que la fin de la musique coïncide parfaitement avec la fin du texte. C’est un défi pour les comédiens : il leur faut non seulement parler et se mouvoir simultanément, mais aussi écouter la musique pour pouvoir synchroniser texte et musique. Nous faisons donc usage de haut-parleurs de contrôle afin que les comédiens puissent entendre la musique. En général, on ne s’en sert pas dans le théâtre. Quoi qu’il en soit, c’est différent de faire passer un morceau entier ou de suivre la structure de la musique plutôt que d’appliquer sa propre structure et de se servir de la musique pour la soutenir. Je trouve que cela fait une grande différence, pas vous ?

Oui. La deuxième méthode de travail est la plus courante, non ?

Sans doute, oui. Bien qu’il se passe des choses très intéressantes quand on décide de suivre la structure de la musique ; celles-ci n’émergent pas si l’on part de propres idées.

C’est la principale caractéristique de cette pièce. Dans la première partie, vous faites appel à de la musique contemporaine expérimentale, dans la deuxième partie, à du post-rock, et dans la troisième partie, à du free-jazz. Les particularités musicales des morceaux sélectionnés correspondent à l’atmosphère des différentes parties du spectacle, selon moi. Cela peut être la conséquence naturelle du fait que le spectacle suit la structure de la musique, mais dans Hot Pepper, j’avais l’impression que les mouvements des danseurs reflétaient réellement la dispersion fragmentée et dissociée du son des Sonatas and Interludes For Prepared Piano de John Cage. Dans Air Conditioner, les chansons de Stereolab et de Tortoise partagent le côté répétitif de la pièce. C’est dans cette partie que les mouvements des danseurs sont les plus minimalistes, n’est-ce pas ? Les comédiens répètent les mêmes gestes et les mêmes paroles. Dans The Farewell Speech, le long discours exaltant et le point d’orgue extraordinaire du morceau de Coltrane se fondent et constituent l’apothéose parfaite du spectacle. On a véritablement le sentiment d’une conclusion.

Oui, en effet. Mais si l’on cherche à savoir ce qui suscite cette sensation de fin, de conclusion, je crois que c’est la musique qui s’arrête, et rien de plus que ça. Sur le plan du texte, il n’y a rien d’autre que « le discours est terminé, beau travail. » Sans la musique, ça ne ferait pas grand effet.

CHORÉGRAPHIE

Parlons un peu de votre mise en scène. Comme je l’ai déjà mentionné, Air Conditioner a été très bien reçu en tant que spectacle de danse. Chacune des trois parties du spectacle contient une ligne narrative et est une pièce de théâtre, mais peut aussi être considérée comme de la danse. Je suis intéressé à la manière dont vous avez développé le vocabulaire gestuel des comédiens pour ce spectacle.

Je crois qu’il y a une différence entre la conception de mouvements qui accompagnent un texte sur scène et une chorégraphie. Les paroles jouent en général un rôle dans la pratique chorégraphique. Pour relier une certaine image à un mouvement, le chorégraphe donne des termes avec lesquels les danseurs peuvent travailler. Mais dans mes spectacles, il faut respecter une distance avec les paroles ; les mouvements dépendent de l’image que le comédien utilise pour dire son texte et de l’origine de l’image. Je ne fais pas concorder les mouvements avec la musique, ni avec le texte d’ailleurs. Tant que les mouvements proviennent de l’image utilisée à ce moment précis, c’est bon. En faisant cet usage des images, les comédiens ne doivent pas se concentrer sur les mouvements de leur corps. Ils sont pour ainsi dire libérés de la position d’opérateur, de celui qui est responsable des gestes de leur propre corps. Cela leur permet de se sentir véritablement libres.

Vous voulez dire qu’ils ne le font pas eux-mêmes, bien que ce soient eux qui l’exécutent.

En effet. Ils ont l’impression que quelqu’un d’autre le fait et qu’ils ne font que suivre.

GÉNÉRATION PERDUE

Si l’on porte un regard rétrospectif sur l’œuvre de chelfitsch, on constate immédiatement que vos spectacles dépeignent de jeunes employés japonais. C’est assurément le cas d’Air Conditioner, Five Days in March, Enjoy et Freetime. Après avoir vu Hot Pepper, Air Conditioner, and The Farewell Speech, j’avais l’impression que les trois parties sont intimement liées sur le plan de la thématique.

Pourquoi ce sujet est-il récurrent dans mes productions ? Je l’ignore. Mais pour l’une ou l’autre raison, ce thème est le fondement de mon œuvre. Lorsque j’ai commencé à écrire Enjoy, par exemple, je vivais moi-même de petits boulots. Mais le prestigieux New National Theater à Tokyo m’a commandé un nouveau spectacle. Voilà pourquoi j’ai eu envie de créer une pièce que je pouvais précisément écrire parce que je vivais d’emplois précaires, à temps partiel. J’ai cru que cette envie s’était estompée avec le temps, mais apparemment, ce n’est pas le cas.

En voyant le spectacle, j’ai eu l’impression que les problèmes liés à l’emploi dans la société japonaise d’aujourd’hui, y compris le travail précaire, font partie de votre réalité et en forment un aspect essentiel.

Enfant, je n’aurais jamais pu imaginer que le Japon connaîtrait un jour une situation économique aussi chancelante. Nos livres scolaires de sciences sociales portaient aux nues l’industrialisation, le PNB, les graphiques aux courbes toujours ascendantes. Mais quand j’ai atteint l’âge d’entrer sur le marché du travail, la situation avait changé du tout au tout. J’ai eu l’impression qu’il me fallait entièrement ajuster mes perspectives. Ce sentiment est sans doute spécifique des personnes de ma génération. Je crois que notre expérience est très différente de celle de la génération qui nous suit et a fait son entrée dans un monde ayant subi de profonds changements. C’est aussi différent pour les personnes légèrement plus âgées qui étaient déjà au travail quand la situation a commencé à se dégrader. Cette sensation qu’à mi-hauteur, l’on vous retire l’échelle sous les pieds est, je crois, le propre de la génération japonaise née au tout début des années 70. Je crois bien que je cherche systématiquement à donner corps à cette confusion « locale ». Toujours est-il que je suis très confus à présent. Je ne sais pas quoi faire. Je suis à côté de la plaque. (rire)

Pour les jeunes de cette génération dite « perdue », le travail est la préoccupation majeure. Mais il n’y a pas que ça. On lit souvent que ces jeunes se sentent très malheureux. Si ces problèmes sont omniprésents dans votre œuvre – et cela s’observe dès Five Days in March – vous ne les portez pas de manière directe à la scène. Et je le dis dans un sens positif. La forme présente une interprétation critique en filigranes.

C’est sans doute le cas parce que, d’une manière ou d’une autre, je veux toujours reconnaître la situation dans laquelle je me trouve. Même s’il s’agit de quelque chose qui ne peut pas se reconnaître, quoi que l’on fasse de ce matériau (dans mon cas spécifique, du théâtre), le résultat devrait être intéressant. Je m’efforce toujours d’atteindre ce type de reconnaissance. Il ne m’est pas possible de jouer un rôle plus actif et de changer concrètement la situation. Je n’ai ni le talent, ni le courage de le faire.

PRÉSENTER DES SUJETS LOCAUX À UN PUBLIC INTERNATIONAL

Ce spectacle aborde des sujets que l’on pourrait considérer comme des spécificités japonaises : un désaccord à propos de la température à programmer sur le climatiseur d’un bureau ou le magazine gratuit Hot Pepper. À l’étranger, le public se demande sans doute ce qu’est Hot Pepper, vous ne pensez pas ? Vous préoccupez-vous de la manière dont les publics internationaux vivent ces questions et situations japonaises qui leur sont inconnues ?

Créer un spectacle qui s’intitule Hot Pepper est de toute façon un peu étrange. D’ailleurs, pourquoi un magazine gratuit, dans lequel on peut découper des coupons de réduction pour des bars locaux, s’appelle-t-il Hot Pepper ? Dans quelques dizaines d’années, le Japonais moyen ne saura lui non plus à quoi il est fait référence. Et je ne crois pas que ce magazine soit destiné à subsister longtemps. Mais l’absurdité de la pièce, à savoir une discussion autour du choix du lieu où organiser un verre d’adieu pour un collègue intérimaire qui vient d’être licencié, gardera sa signification, me semble-t-il. C’est pour cette raison qu’il n’aurait pas de sens, d’après moi, d’éviter des sujets locaux parce qu’ils n’évoquent rien à l’étranger. Il ne faut pas non plus imposer outre mesure des thèmes qui ne parlent pas à des publics ne partageant pas le même contexte. Lorsque nous avons commencé à nous produire plus souvent en Europe, j’ai pris conscience du risque de sombrer dans l’exotisme. Il y a même eu un moment où je ne savais plus très bien comment garder la distance requise et où j’étais assez confus. Mais pour ce spectacle, je crois avoir échappé à ces préoccupations. J’ai réussi à réaliser une pièce honnête, qui n’est ni trop exotique, ni trop aliénante.

On pourrait donc qualifier ce spectacle de tournant pour chelfitsch. Je suis impatient de voir la suite de votre œuvre.

Mars 2010

Texte & réalisation
Toshiki Okada

Avec
Taichi Yamagata, Mari Ando, Saho Ito, Kei Namba,Riki Takeda, Fumie Yokoo

Décor & sons
Ayumu Okubo

Lumières
Tomomi Ohira

Directeur
Akane Nakamura

Présentation
Kunstenfestivaldesarts, BRONKS

Production
chelfitsch (Tokyo)

Coproduction
Hebbel am Ufer (Berlin)

Avec le soutien de
Saison Foundation, Steep Slope Studio

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