26 — 30.05.2025
Fils d’une restauratrice servant du riz en papillote, Try Anggara apprend très jeune à maîtriser la technique du pliage, un geste qui se gravera dans son corps. Danseur autodidacte, il ravive aujourd’hui cette mémoire dans Dibungkus (« Enveloppé »), Level 5.
D’abord seul en scène, il s’adresse au public comme dans un tutoriel, et explique la technique du pliage jusqu’à la faire évoluer vers une délicate chorégraphie. Le pliage de feuilles devient un pliage du corps jusqu’à ce que ses mouvements gagnent les corps de quatre danseur·euses. Ensemble, iels se plient, se jettent et se passent des chiffons et des journaux, traçant des lignes dans l’espace. Leurs gestes se muent en une danse hypnotique et silencieuse, plongeant le public dans un état méditatif.
La magie de Dibungkus, Level 5 réside précisément là, dans la rencontre entre frénésie et danse contemplative. L’équilibre entre le chaos et la sérénité évoque le rythme de la vie publique et les débats politiques de Jakarta. Les journaux représentent le monde politique, et le geste de les jeter, une critique du populisme ambiant en Indonésie, qui met en avant l’aide alimentaire comme solution simpliste alors que des problèmes structurels persistent. Un petit bijou, présenté pour la première fois hors des frontières indonésiennes.
Dibungkus, Level 5 : Contexte, perspective et concept
À propos de ma famille
L’histoire de ma famille est l’aspect le plus important dans la création de Dibungkus, Level 5. Mes parents sont des autochtones Minangkabau. Les Minangkabaus sont des personnes originaires de la région de Padang, dans le Sumatra Ouest, en Indonésie. Mes parents ont migré et ont choisi Jakarta pour y gagner leur vie, tenter leur chance, et fonder une famille. Iels sont des entrepreneur·ses, plus précisément des commerçant·es, et iels possèdent chacun·e leur propre commerce. Mon père est vendeur de voitures d’occasion, et ma mère possède une échoppe devant la maison, où elle vend de la cuisine typique de Padang.
C’est ainsi que ma famille m’a transmis des expériences et des leçons de vie, façonnant ma personnalité et ma vision du monde jusqu’à aujourd’hui. Mon père s’intéresse beaucoup à la politique, et cela m’a amené, enfant, à assimiler cet intérêt à travers la chaîne d’informations politiques qu’il regardait tout le temps à la télévision. En parallèle, avec ma mère, j’ai développé un amour profond pour la nourriture.
À propos de Jakarta
La densité de Jakarta est une réalité tangible. En tant que capitale de la République d’Indonésie, Jakarta est divisée en cinq municipalités et un département administratif, pour une superficie totale de 662,33 km2. Cela fait de la ville un lieu de rencontre et de rassemblement pour divers groupes ethniques, de cultures et de caractéristiques provenant de tout le pays.
La raison principale de la forte densité de population à Jakarta est l’urbanisation : beaucoup de gens déménagent des zones rurales vers Jakarta, influencé·es par les informations télévisées ou les médias de masse vantant les hauts revenus de la capitale.
À propos du riz emballé
Les conditions de vie difficiles à Jakarta poussent les gens à passer beaucoup de temps en dehors de chez elles et de chez eux, ce qui les amène à agir de manière à la fois pratique et rapide pour satisfaire leurs besoins. Ceci s’applique également aux restaurateur·ices, qui doivent offrir quelque chose de pratique et de rapide à consommer, et qui peut être servi immédiatement aux client·es.
Une des manières de servir de la nourriture, qui existe depuis toujours, est de l’emballer dans des feuilles de papier. Cette présentation est généralement appelée nasi bungkus (« riz emballé »). Son côté rapide et pratique en fait un choix idéal en Indonésie, et particulièrement dans des grandes villes comme Jakarta. Certaines personnes considèrent les nasi bungkus trop ringards, démodés, voire peu hygiéniques. C’est pourquoi ce plat est souvent associé aux classes sociales à faibles revenus.
Venant d’une famille active dans la petite restauration, je suis coutumier de ce procédé. C’est à travers le processus de l’emballage du riz que j’ai commencé à associer une autre dimension au simple geste d’emballer.
À travers ce procédé, je perçois une forme de calme et de sincérité chez les habitant·es de Jakarta. Cela a même un côté méditatif pour moi. De mon point de vue, ce sentiment est intimement lié au mode de vie à Jakarta, où chaque jour est fait de lutte et de survie au cœur du tumulte, du chaos et des exigences pesantes de la ville. Les gens ne compliquent pas les choses, iels cherchent juste à tenir le coup. L’emballage du riz en nasi bungkus est parfaitement en accord avec les conditions de vie à Jakarta.
C’est cela qui m’a inspiré pour Dibungkus, Level 5 : représenter un phénomène propre à Jakarta à travers quelque chose de si simple et de pourtant si significatif.
À propos de la politique
Le procédé d’emballage du riz n’a pas ressurgi dans ma mémoire sans raison. Il y a bien évidemment eu quelque chose qui a déclenché mon malaise à l’époque. Ce sentiment a été causé par le contexte des élections générales simultanées pour les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif en Indonésie, et en particulier les élections présidentielles. Cet événement a indirectement divisé la société, en scindant la population par ses choix.
À l’époque, j’ai constaté que la situation en Indonésie, et particulièrement à Jakarta, était chaotique. Cependant, ce chaos n’était pas flagrant : c’était plutôt une tension sous-jacente, rendant l’ambiance générale à la fois calme et électrique. En parallèle, les candidats présidentiels et leurs équipes faisaient des démonstrations de force à coup d’idées, de programmes et de stratégies pour récolter un maximum de votes.
J’ai remarqué à plusieurs reprises pendant les élections que les candidats gagnaient la sympathie du public avec des aides sociales, comme de l’argent, de la nourriture, et d’autres apports pour combler des besoins primaires. Cette méthode semble la plus efficace, parce que son impact est immédiat et tangible pour la population. Elle est aussi très « attrayante », parce qu’elle capte rapidement et directement l’attention des gens.
C’est cette situation qui a déclenché mon malaise et qui a nourri de nombreuses questions et de nombreuses réflexions chez moi. Je me rendais compte que le public ne se souciait pas du message ou des intentions derrière la distribution de ces aides par les candidats. Les gens acceptaient simplement ces dons pour subvenir à leurs besoins quotidiens, sans en questionner les motivations.
À propos de Dibungkus, Level 5
Pour moi, qui ai grandi à Jakarta, l’emballage du riz dans des échoppes de nourriture est devenu un souvenir fondamental et une passerelle pour aborder de nombreux sujets. Le riz emballé est une métaphore puissante de l’espace de vie urbain et de la condition des classes moyennes et ouvrières qui y sont entassées, obligées de fonctionner dans des espaces restreints pour survivre. Emballer du riz, ce n’est pas seulement de la dextérité, c’est aussi de la représentation de soi et de la réflexion intérieure.
C’est un apprentissage perpétuel, qui permet de cultiver le calme intérieur tout en exigeant précision, rapidité et efficacité.
Dibungkus, Level 5 explore une activité familière qui, à travers un vocabulaire gestuel unique, apporte une réflexion complexe sur soi-même, sur son âme, et sur son espace de vie. Si emballer du riz est le reflet de l’âme, alors l’action d’emballer du riz devient une pratique de gestion se soi. Dans cette perspective, je considère le riz emballé et le procédé lui-même comme une métaphore pour la personne qui cherche continuellement à comprendre, à améliorer et à développer ses compétences. Il n’y a pas de pratiques faciles – il y a toujours des hauts et des bas – mais à chaque fois qu’on s’exerce, quelque chose change. Petit à petit, en entraînant le corps, on élève l’âme au niveau supérieur.
- Try Anggara, avril 2025
- Traduit par Johanne de Bie
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Théâtre Océan Nord
Chorégraphe : Try Anggara | Danseur·ses: Menthari Ashia, Savika Refa Zahira, Niear Syahrani Putri, Dios Marani | Création lumières : Maharani Pane | Manager de production : Diliani | Conseillère artistique et collaboration : Regina Audrey Ivana Zakariah
Production : Try Anggara, Caecilia Dilli, Regina Audrey Ivana Zakariah | Coproduction et partenaires de présentation : Indonesian Dance Festival, Tainan Arts Festival (Taiwan)
Les répétitions ont été soutenue par le département de danse de la faculté des arts du spectacle de l’Institut des arts de Jakarta



