Au printemps 1975, quelques mois seulement avant sa mort, Pier Paolo Pasolini publiait un article dans lequel il déplorait la disparition des lucioles. Il voyait en ces créatures champêtres autrefois si abondantes une métaphore de toutes les présences vulnérables et magiques menacées par l’industrialisation, la pollution lumineuse et l’urbanisation. Pour Pasolini, la disparition des lucioles était un symbole des vastes transformations culturelles et de la pression homogénéisante du progrès. En critiquant la course acharnée à la productivité – qui ne détruit pas seulement les lueurs délicates des lucioles mais aussi les aspects les plus magiques de la société, il nous prévenait des dangers de la conformité culturelle et du rejet de ce qui est considéré comme « non productif ».
Au printemps 2025, cinquante ans plus tard, le texte de Pasolini résonne toujours. Il fait d’ailleurs écho aux fondements du festival qui célèbre aujourd’hui ses trente ans : s’engager à défendre l’inhabituel et l’hétérogénéité des avis et des formes ; promouvoir un lieu de débats et de contestation au-delà du consensus ; soutenir et partager la découverte d’artistes aux regards singuliers ; proposer des performances qui sont parfois aussi éphémères que des lucioles, mais qui, comme elles, brillent de leur éclat magique dans l’obscurité.
Le festival s’ouvre sur deux créations aussi puissantes que lumineuses. Dans une pièce de théâtre audacieuse et troublante, Carolina Bianchi aborde la masculinité intellectuelle comme une forme de fraternité. Nadia Beugré s’engage pour sa part dans un périple vers son lieu de naissance et renoue avec son ascendance féminine. Les deux artistes affirment leurs voix puissantes et singulières, bravant les environnements dans lesquels elles ont grandi ou travaillé. Pour sa première dans un théâtre bruxellois, Satoko Ichihara jongle entre végétarisme, pornographisation du désir et homogénéisation de l’identité sexuelle. Du Brésil à la Côte d’Ivoire en passant par le Japon, ces trois voix insolites déconstruisent les attentes, s’attaquant frontalement aux normes et conventions qui régissent la sexualité et l’identité, dans un partage sans réserve.
Dépasser la modération constitue presque un acte politique, un choix de l’excès qui traverse trois autres œuvres de cette édition : Mette Ingvartsen invite le public dans un délire dansé hypnotique et contagieux ; Miet Warlop propose une création prenant la forme d’une vague de joie énergique ; María del Mar Suárez La Chachi fait ses débuts bruxellois avec une variante déconstruite du flamenco qui fait l’effet d’une avalanche sur le public. Nous quittons le quantifiable, le mesurable, le nécessaire, pour pénétrer le monde incontrôlable du plaisir.
Outre l’attention à l’excès, la délicatesse de la poésie constitue, elle aussi, une voie indispensable pour lutter contre la disparition des lumières « non productives » dans notre société. La pièce proposée par Alberto Cortés est une ode à la poésie, au sexe anonyme et à la vulnérabilité de la nuit. Dans la forêt de Soignes, Saodat Ismailova propose une expérience immersive inspirée des récits de forêts hallucinatoires en Asie centrale. La nouvelle chorégraphie de Radouan Mriziga, conçue pour six danseurs et une musicienne, présente le désert comme un lieu de sagesse et de contemplation, et nous dévoile d’autres manières de voir le monde.
Le théâtre de marionnettes renferme aussi un potentiel d’enchantement infini et trouve d’ailleurs toute sa place au sein de cette édition. Les artistes se sont toujours servi·es des marionnettes pour raconter des histoires que le corps humain ne peut exprimer : des récits dissidents, qui inventent une contre-histoire aux narratifs dominants. Parmi ces projets, la cinemarionette de Justice Kasongo Dibwe, présentée en Europe pour la première fois, déroule, d’un simple tour de manivelle, un récit de l’exploitation au Congo. Dans l’installation vidéo de Wael Shawky, les personnages paraissent dépersonnalisés, comme des marionnettes. Cette édition voit également le retour du légendaire Faustus in Africa! de William Kentridge, dont la version présentée aux prémices du festival a été retravaillée pour l’occasion de cette 30e édition.
Le festival continue à mettre la lumière sur des aspects moins connus de la société, sur sa complexité politique et sa structure économique. Anacarsis Ramos et sa mère se plongent dans l’analyse des problèmes de classe et d’insécurité économique dans l’État sud-mexicain de Campeche ; Gabriela Carneiro da Cunha enquête, par le biais de la photographie, sur la pollution des rivières amazoniennes. Le silence constitue lui aussi un domaine d’étude inépuisable. Ainsi, Adeline Rosenstein s’y intéresse dans le contexte des luttes révolutionnaires, alors que Lina Majdalanie et Rabih Mroué s’interrogent sur le silence prolongé de l’Europe au sujet de la Palestine. Le chorégraphe Mang Tri Ray Dewantara renverse la standardisation occidentale de la danse balinaise : il danse sur des images vidéo capturées il y a un siècle pour en clamer toute la vitalité et le caractère insaisissable.
La notion de l’insaisissable est inscrite dans le festival depuis plusieurs éditions et se manifeste par des œuvres qui décloisonnent les disciplines et invitent le public vers des lieux inconnus. Pour cette édition, Ann Veronica Janssens présente sa toute première performance et immerge le public dans une articulation poétique de mots et de brumes de couleur. Tarek Atoui et Noé Soulier cocréent un format à la croisée de la danse et des arts visuels. Try Anggara façonne une forme fugace dans laquelle le rythme et l’histoire de Jakarta se fondent dans une chorégraphie abstraite. L’insaisissable est aussi au cœur du projet de Tianzhuo Chen et Siko Setyanto, et de celui de Trajal Harrell, qui conçoivent des expériences singulières qui transgressent l’aspect figé des performances traditionnelles.
Ces œuvres et bien d’autres, à découvrir dans ces pages et tout au long du mois de mai, composent la 30e édition du festival. Une édition qui, en lieu et place de la célébration triomphante, ouvre une réflexion et un regard critique qui pourrait bien réaffirmer la mission originelle du festival : celle d’un espace qui sonde le présent et va chercher au-delà du visible. Cette édition d’anniversaire s’ouvre sur une performance gratuite de William Forsythe dans l’espace public, doublée du gâteau subversif de Rébecca Chaillon, qui remet en question l’idée même de célébration.
Le festival se termine par la Free School. Appelée cette année The School of Fireflies (« l’école des lucioles »), elle enquête sur ce qui est menacé de disparition dans nos villes et paysages. Des ateliers, des débats, de la poésie et des projections sont traversés de thèmes de lutte contre la gentrification, l’extinction et le génocide : de Selvagem d’Anna Dantes et Ailton Krenak à l’Archivo de la Memoria Trans, de Revive Gaza’s Farmland aux stratégies collectives de Jordi Colomer contre la gentrification, ou encore à l’intervention poétique de Cecilia Vicuña, composée à la demande du festival et intégrée dans cette brochure.
Pour cette 30e édition, le festival ne cherche pas seulement à célébrer, mais aussi à réfléchir à l’importance de préserver l’obscurité. Car c’est en elle que l’on peut observer les lucioles, lutter contre leur disparition, exister au-delà de l’homogénéisation et dépasser les limites. En ce sens, le festival pourrait bien être une invitation à réinterpréter les célèbres mots de Pasolini : « Ils vous apprendront à ne pas briller. Et, malgré ça, vous brillerez. »
Daniel Blanga Gubbay & Dries Douibi