24 — 27.05.2017
En décélérant radicalement les corps, la chorégraphe Maria Hassabi place au centre de son œuvre ce qui est habituellement ignoré : la tension interne, la respiration, le détail. Questionnant la frontière entre le spectaculaire et le prosaïque, ses performances, créées pour des contextes muséaux autant que théâtraux, semblent abstraire les êtres humains. Pourtant, une émotion intense se dégage de ces corps-objets en état d’inconfort. Pour STAGED?, le public entoure un carré de jeu blotti au sein d’un vaste espace recouvert de tapis rose. Sous une batterie de projecteurs brûlants, quatre performeurs dansent chacun un solo au temps suspendu. Partageant le même espace, leurs corps se croisent, s’enchevêtrent pour former collectivement une sculpture plastique en lente métamorphose, presque fondue dans le sol. Arrêt sur image. Sous l’esthétisation, notre vulnérabilité affleure.
À propos de STAGED?
« Les titres sont toujours appropriés (…) en général, très importants (…) Ils deviennent une métaphore, une partie de l’image de la pièce », affirmait Robert Whitman en référence à sa performance Prune Flat de 1966. Le nouveau spectacle de Maria Hassabi s’intitule STAGED?. « Mis en scène ? », dont une définition élémentaire serait : planifié, organisé, monté, arrangé à l’avance. Le point d’interrogation indique une question, exprime un doute ou une incertitude à propos de quelque chose. Sachant que STAGED? se déroule dans un théâtre, on s’attend à une pièce mise en scène et dirigée. Nous entrons dans l’espace de spectacle. Quatre danseurs sont déjà en place. Sur un tapis rose fluo, les corps enchevêtrés des performeurs forment un tas, dont on perçoit la tension. L’éclairage est excessif. Jusqu’ici, la pièce paraît en effet « mise en scène ». Avec précision et engagement. Chaque détail a été consciencieusement considéré. Le public prend place autour des performeurs. Le point d’interrogation devient une présence obsédante.
Les titres des précédentes créations de Hassabi empruntent avec assurance des terminologies aux conventions théâtrales : SOLO et SoloShow (2009), SHOW (2011), Intermission (2013), PREMIERE (2013). Sa pratique ne consiste pas tant à déconstruire l’appareil théâtral, mais plutôt à le déstabiliser et à en observer, à travers son propre prisme, les éléments constitutifs – le temps, l’espace, les performeurs. Ses méthodes compositionnelles soulèvent des questions relatives à l’attention, l’expérience et la perception. Elle développe de la sorte un vocabulaire gestuel bien à elle, sa marque de fabrique sous forme de langage d’inertie. Ou s’agit-il plutôt de spectacles intenses au « rythme lent » ou de « vélocité de la décélération », comme le définit l’artiste elle-même ? Dans ses productions mentionnées précédemment, ainsi que dans STAGED?, les performeurs maintiennent le mouvement durant un laps de temps prolongé au point qu’on a l’impression de contempler l’immobilité. Mais ce n’est jamais immobile. À chaque instant, le public fait face au déploiement du mouvement, ce qui fait évoluer son expérience perceptive. Celle-ci devient intense, défiante, mais aussi plus sensorielle. Le souffle, des larmes, des mouvements convulsifs, des tics, des tremblements… Tout devient soudain visible. Cette recherche chorégraphique accentue la nature radicalement physique des corps et complique le caractère binaire de l’image fixe par opposition à l’image en mouvement, de l’animé par opposition à l’inanimé, de la danse par opposition à la sculpture.
Dans STAGED?, les corps des performeurs sont courbés ou étirés, les têtes tordues, les bras et les jambes levés en l’air, créant un tas entre lacé dans un mouvement soutenu. Alors que dans ses chorégraphies précédentes les danseurs apparaissaient de manière distincte les uns des autres, cette fois, leurs corps se rencontrent, se pressent les uns contre les autres et portent le mouvement collectivement. Le moment tactile est associé à de la fragilité et de l’incertitude, mais la qualité très imagée du matériau chorégraphique témoigne d’une particularité hautement physique, sculpturale, tridimensionnelle. Imbriqués et à proximité du sol, les quatre performeurs de STAGED? forment une masse sculpturale amorphe qui se transforme par l’accumulation de mouvements prolongés. Les performeurs sont ainsi coincés dans ce qui ressemble à des poses passives et une résistance active. Cette tension est évoquée à travers les versions actives et passives du même titre, à savoir, STAGING (2017), une version d’installation en public dont la performance se déroule au cours des heures d’ouverture de l’espace d’exposition. Hassabi est une des rares chorégraphes à être aussi à l’aise sur la scène d’un théâtre que dans un espace d’exposition, embrassant les contradictions et les conventions des deux contextes.
La première de STAGED a eu lieu à The Kitchen à New York, au cours de l’hiver 2016. Depuis, la pièce a évolué et son titre a été légèrement modifié : le point d’interrogation ne révèle pas seulement les changements opérés depuis la première, il reflète aussi la véritable vie du spectacle. Il affirme la reconnaissance du paradoxe de l’inertie, notamment la force subversive de mouvements non chorégraphiés à des moments non contrôlés en général ; des mouvements qui vont au-delà de la chorégraphie. L’artiste adopte aussi la position du public. Incités à faire face à leurs propres limites cinétiques et attentives, et encouragés à être plus conscients de la manière dont ils regardent, les spectateurs sont invités à ralentir le rythme et à observer les moments relégués de la chorégraphie. De même que Cage comprenait le silence, ces moments deviennent le cœur même de l’œuvre de Hassabi.
Pour en revenir à la citation initiale : les accessoires et le décor « pauvres » de la performance Prune Flat de Whitman suscitaient un considérable effet d’illusion, sans jamais révéler leur vraie nature, mais présentaient les inversions d’une réalité extérieure et célébraient l’éphémère et l’excentrique. Ainsi, si un titre devient métaphore, s’il fait partie de l’image de la pièce, alors STAGED? est de toute évidence un titre important.
Ana Janevski, mai 2017
Avec
Jessie Gold, Hristoula Harakas, Maria Hassabi, Oisín Monaghan
Composition
Marina Rosenfeld
Costumes
Victoria Bartlett
Lumières
Zack Tinkelman & Maria Hassabi
Dramaturgie
Scott Lyall
Management
Alexandra Rosenberg
Présentation
Kunstenfestivaldesarts, Charleroi Danses
STAGED? est une coproduction de
Dance4 (Nottingham, UK); FIAF’s Crossing the Line Festival (New York, NY); High Line Art (New York, NY); The Keir Foundation avec le soutien de Dancehouse (Melbourne, AUS); The Kitchen (New York, NY); Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles); Onassis Cultural Center (Athènes, GR); et Summer Stages Dance @ ICA/Boston (MA); et soutenu par le biais de résidences au Live Arts Bard au Fisher Center for the Performing Arts at Bard College (Annandale on Hudson, NY); Camargo Foundation avec le financement de la Jerome Foundation (Cassis, FR); et la Robert Rauschenberg Foundation (Captiva Island, FL); et soutenu, partiellement, par les contributions de Randi et Jeff Levine & Leo Koenig et Maggie Clinton