07 — 25.05.2013
Même s'il s'est récemment distingué par des performances théâtrales, Markus Öhrn oeuvre surtout comme vidéaste dans le champ des arts visuels. Son installation Magic Bullet est un montage chronologique de toutes les scènes de films coupées par la censure suédoise entre 1934 et 2002. Soixante-huit ans de cinéma qui montrent une évolution des formes, mais aussi et surtout une évolution des sensibilités. Car ce qui était considéré comme inacceptable hier ne le sera pas forcément demain, et c'est peut-être en dévoilant ce qu'elle veut cacher qu'on en dit le plus sur une société. En sortant de l'invisibilité une série d'images occultées à des moments spécifiques de l'histoire, cette oeuvre conceptuelle de 49 heures pose la question de la censure aujourd'hui. Si la censure étatique a largement disparu de nos cultures libérales, elle a été remplacée par une intériorisation sans doute plus insidieuse du contrôle social. Derrière la « fin de la censure » continuent à se cacher des luttes de pouvoir...
L'artiste suédois Markus Öhrn a réalisé un film de 49 heures et 13 minutes, Magic Bullet, à partir des archives complètes de la censure cinématographique de l'État suédois à Stockholm. Créé en 1911, ce bureau fut le premier de la sorte à voir le jour dans le monde. Il était censé défendre les citoyens contre les méfaits du média cinématographique, considéré comme « un projectile magique » susceptible de pénétrer dans le cerveau et d'infecter les pensées et les actes du public. À travers un montage chronologique de toutes les scènes de film coupées par la censure de son pays, Öhrn veut refléter la conception morale changeante et contradictoire de la société suédoise. Mais il veut aussi comprendre quels sont les tabous actuels, après l'abolition de la censure étatique en 2011, cent ans après son instauration.
Quelle était votre inspiration initiale pour réaliser Magic Bullet ?
En 2008, j'effectuais des recherches pour une installation vidéo dans la bibliothèque nationale de Stockholm où sont préservées toutes les archives visuelles de la télévision suédoise, etc. J'explorais le tabou autour de l'anus en tant que zone érogène dans notre culture et je suis tombé sur un film instructif à propos du sexe anal. Lorsque j'ai demandé à voir le film, on m'a informé qu'il s'agit d'un extrait de documentaire censuré en 1974. Sur ce, j'ai demandé s'il existait des archives des scènes coupées et j'ai appris qu'au Bureau suédois de la Censure cinématographique, chaque scène censurée est archivée et considérée comme un document public. Du coup, j'ai pensé que si ces scènes coupées appartiennent de fait au domaine public, j'avais le droit de copier l'ensemble de ces archives, de les classer par ordre chronologique et de les monter dans un film qui refléterait d'une certaine manière les normes sociales suédoises. Un peu comme une psychanalyse ; ce qui est refoulé dévoile ce que l'on veut montrer, et devient ainsi le miroir d'une société. Donc, si l'on coupe chaque scène homosexuelle d'un film - et dans les années 60, ce fut monnaie courante - on peut en déduire que l'État suédois ne souhaitait pas que ces citoyens soient tentés de « devenir » homosexuels. Voilà un bon exemple de la manière dont les autorités suédoises voulaient contrôler la sexualité de ses citoyens.
Pourquoi le film est-il intitulé Magic Bullet ?
En Suède, la crainte de l'impact négatif du cinéma sur le peuple était assez répandue lors des premières projections publiques en 1896. Le cinéma était alors considéré comme une discipline dotée d'un pouvoir de contrôle sur l'esprit des spectateurs. Cette perception s'appuyait sur la théorie dite « de la balle magique », qui comparait le film à un projectile magique susceptible de pénétrer dans le cerveau du spectateur et d'exercer un contrôle excessif de ses pensées et ses actes. C'était un temps où beaucoup de ruraux immigraient vers les villes et le cinéma était leur premier échange culturel. L'État craignait donc que cette population à peine éduquée ne soit influencée à l'excès par ce qu'elle voyait à l'écran. En 1911, le gouvernement suédois décide de passer chaque film par une commission de censure et fonde ainsi le premier bureau de censure étatique au monde.
La crainte que le cinéma puisse influencer nos actes existe-t-elle toujours ?
Non, aujourd'hui la peur se porte sur d'autres médias plus contemporains, comme les jeux vidéo violents, que nous avons tendance à blâmer après une fusillade dans une école, par exemple. Toutefois, l'être humain a toujours eu une peur existentielle que certaines influences extérieures n'exercent un contrôle nuisible sur l'esprit. Platon disait déjà qu'il fallait être attentif aux histoires que l'on raconte aux enfants. Nous connaissons tous la peur existentielle de la prise de substances psychotropes, l'idée que cela nous empêcherait de contrôler nos actes, que l'on pourrait en venir à tuer quelqu'un, etc.
Pourquoi avez-vous décidé de vous servir de chaque scène coupée et de réaliser un montage chronologique aussi long ?
Dès que j'ai eu accès aux archives et que j'ai pu visionner quelques extraits censurés, je me suis trouvé face à un mélange surréaliste de tous les genres, allant de la violence à des dialogues autour de l'homosexualité. J'ai d'emblée senti que je ne voulais pas opérer de sélection, mais au contraire numériser l'ensemble des archives et tout monter chronologiquement parce que cela donnerait lieu à une histoire de la société suédoise tout à fait particulière. C'est une façon détournée d'observer les normes sociales. J'avais l'impression que toute l'idée qui sous-tend le projet s'écroulerait si je me mettais à censurer la censure. Il faut se souvenir que ces archives sont uniques. D'habitude, l'archivage est un acte de censure : il décide de ce qui sera préservé pour l'avenir. En ne les censurant pas, je voulais rester loyal à ces archives qui, de manière ironique, ne sont nullement censurées en leur état. Au bout du compte, dans Magic Bullet je compile tout ce qui a pu être considéré comme violent, sexuel, dangereux et que sais-je, et je crée une nouvelle valeur.
Pourquoi le bureau de censure cinématographique suédois a-t-il été fermé en 2011 ? Cela signifie-t-il que la censure est désormais inexistante ?
Après 1996, les censeurs n'ont plus coupé de scènes de film, car en matière de violence, c'est une arme inefficace puisque chacun peut accéder au contenu sur la toile, sur DVD, etc. Dès lors, le bureau s'est limité à uniquement classifier les films. Dans une certaine mesure, la censure était terminée. Mais ce n'est pas parce que la censure étatique a pris fin en Suède que la censure n'existe plus. Elle adopte d'autres formes. Mon intention pour ce projet est de susciter le débat. Où se situe la censure à l'heure actuelle ? Nous savons bien qu'elle n'a pas disparu. Elle est passée du contrôle étatique au contrôle du monde de l'entreprise : les intérêts économiques et les images de marque sont les organes de censure actuels, plus l'État. Cela signifie en général plus de censure qu'autrefois. Le problème est que nous ne saurons jamais ce qui est coupé dans les films aujourd'hui. Les maisons de production qui exercent un contrôle censorial n'en gardent certainement pas d'archives que des citoyens ou des chercheurs peuvent ensuite consulter.
L'internet s'autocensure-t-il ?
Oui. Prenez YouTube, c'est un exemple parfait. Ils ne censurent rien eux-mêmes ; ce sont les internautes qui, estimant des images ou des scènes sont troublantes ou gênantes, peuvent les signaler. C'est alors qu'intervient YouTube qui va visionner ces images et décider sans explication aucune de les laisser en ligne ou de les retirer. Ces images ne sont pas archivées, et aucune justification n'est donnée pour la censure d'images que des usagers trouvent troublantes. Le site répond aux attentes de ses usagers : tel est le nouveau paysage de la censure et celle-ci est bien plus répressive aujourd'hui. Je veux dire par là que si vous mettez aujourd'hui en ligne une image de seins nus ou une plaisanterie sur la religion, il est difficile de savoir pourquoi YouTube ou Facebook les efface. Nous acceptons juste que ces sites les éliminent. Et c'est bien là que réside le plus grand problème. Comme nous savons qu'elles seront retirées, nous ne postons plus d'images dévêtues sur Facebook. Il y a d'autres facteurs encore. Prenez Apple, cette société refuse toute application à caractère pornographique. La société censure entièrement son interface sur iPad ou iPhone. Chaque application que vous téléchargez sur le site d'Apple est prévisualisée et censurée pour être conforme aux « valeurs » de l'entreprise. Ainsi, il y avait une application qui donnait des mises à jour de frappes effectuées par les drones états-uniens, mais Apple l'a refusée. Voilà un acte de censure par procuration de l'entreprise Apple vis-à-vis du gouvernement états-unien. Apple est un gardien puissant, capable d'empêcher toute critique des politiques de sa propre société et du gouvernement. Donc, qu'il s'agisse de contenu sur pellicule ou sur internet, notre société est aujourd'hui bien plus sujette à la censure que jamais auparavant, même si la censure étatique a disparu.
Depuis la réalisation de Magic Bullet, avez-vous vu tout le film du début à la fin ?
Oui, mais pas d'un trait.
Avez-vous ressenti une gêne ou un trouble ?
Non, mais j'ai senti que j'ai appris quelque chose.
Un film de
Markus Öhrn
Merci à
Tobias Jansson, Jan Alvermark, Marius Dybwad Brandrud, Skogen Produktion, Magnus Liistamo, Statens Biografbyrå, National Library of Sweden
Présentation
Kunstenfestivaldesarts, Beursschouwburg
Avec le soutien de
KU Nämnden Konstfack (Stockholm), Swedish Arts Grants Committee