24 — 26.05.2012

Faustin Linyekula & Ballet de Lorraine Kisangani / Nancy

La Création du monde

danse — premiere

KVS BOL

⧖ 1h20

C'est à Paris en 1923 qu'a lieu la première de La Création du monde, dansée par les Ballets suédois. Combinant les talents de Fernand Léger, Blaise Cendrars, Darius Milhaud et Jean Börlin, cette « fantaisie négrico-cubiste » traduit l'influence du jazz de Harlem et, quelques années après la fin de la guerre, puise dans l'énergie des arts « primitifs » pour faire advenir un monde nouveau. Parfum d'évasion au milieu des Années folles... Faustin Linyekula a décidé de remonter ce ballet qui, tout entier à son idylle avec l'Afrique, tourne aveuglément le dos à la brutale réalité coloniale de son époque. En tant que chorégraphe congolais, il se confronte à un langage éminemment occidental et à la rigidité aliénante du «corps de ballet». Croisement entre le présent et le passé, cette «re-création du monde» multiplie les points de vue sur une histoire « collective » : comment l'Afrique et l'Europe s'observ(ai)ent-elles mutuellement? Et le passé peut-il véritablement être partagé ? Une rencontre exceptionnelle!

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Note d'intention

« Le Jazz le plus sauvage, le plus dissonant, tel qu'on doit l'entendre chez les peuplades arriérées, se déchaîna avec violence. Revenir au tam-tam, au xylophone, au hurlement des cuivres, au bruit n'est pas progresser. On est surpris de voir qualifier cela d'avant-garde. »

Voici ce qui paraissait dans la presse au lendemain de la première de cette Création du monde, « fantaisie négrico-cubiste » au Théâtre des Champs Élysées le 25 octobre 1923. Les noms sont pourtant prestigieux : composition de Darius Milhaud pour 17 instruments, livret de Blaise Cendrars, décor de Fernand Léger et chorégraphie de Jean Börlin pour les Ballets Suédois.

Un petit quart d'heure pour imaginer, quelques années après la fin de la Première Guerre mondiale, un nouveau destin pour l'humanité, une renaissance, un retour aux sources, un peu plus au Sud, au cœur d'un continent vierge et primitif, très loin du Chemin des Dames et de Verdun...

L'argument de Cendrars ? « Blagologie astrale des races - racines, larves et lémuriens » pour un critique de l'époque...

Du « tohu bohu » d'avant la création, d'un amas de corps mêlés émerge le monde végétal puis animal, un singe, un éléphant..., sous les incantations de trois déités géantes. Puis de la ronde naîtront l'homme et la femme, qui s'accoupleront dans une danse du désir avant le calme du printemps...

Dans ce monde-là, on entend le jazz - Milhaud évoque à plusieurs reprises une visite à Harlem -, les contes merveilleux des missionnaires dont Cendrars fit un recueil - Petits Contes Nègres pour les Enfants des Blancs -, on lit « l'art africain », les statues et masques qui influencèrent tant certains des plus grands artistes européens en ce début de siècle....

Cette création ne laissa indifférent ni les publics, ni les critiques. Recréer donc cette Création du monde (elle n'a été remontée qu'une fois, en 2001, à l'occasion d'une exposition - La Création du monde, Fernand Léger et l'art africain des collections Barbier Mueller - au Musée d'Art et d'Histoire de Genève par Millicent Hodson, chorégraphe, et Kenneth Archer, historien d'art et scénographe) pour une formation musicale plus restreinte (il existe une version postérieure pour piano et quatuor à cordes).

Mais la recréer en 1923, dans cette Afrique bien réelle dont on envoya certains de ses fils en première ligne au Chemin des Dames, justement... Les danses et les folles rondes étaient bien loin...

Comment se portait-on au Congo en 1923 ? Et ailleurs sur le continent ? Et comment les plus grands des intellectuels ignorèrent-ils si fort ce qui se passait sous le joug de leur propre pays ?

Conduire cette belle histoire de création vers d'autres histoires du temps présent, aujourd'hui passé, 1923, mettre des corps noirs, nègres, aux côtés des gracieuses créatures de Cendrars, arrimer la fantasmagorie au quotidien de quelques trajectoires, et voir ce que ces mondes et ces origines peuvent se raconter.

THE DIALOGUES SERIES ii

véritable ballet nègre

Texte commandé à Faustin Linyekula en 2006 pour le catalogue de l'exposition Montparnasse noir : 1906-1966, Musée du Montparnasse, Paris

Kisangani, le 18 avril 2006

À Blaise Cendrars et Jean Börlin

Je dois avouer pour commencer que j'ai un peu honte de cette lettre, du désir d'arriver que cache à peine son militantisme de façade. Mais puisque j'ai dit oui à la commande et au chèque de trois cents euros qui vient avec, il faut que j'aille jusqu'au bout et vous annoncer tout de suite : je rêve de chorégraphier une pièce pour le Ballet de l'Opéra de Paris.

Vous avez raison de faire cette tête, c'est là une idée bien comique, en effet. Car moi qui ne sais rien danser d'autre que mon nom et le tas de ruines que j'ai reçu en héritage (République Démocratique du Congo, Zaïre, Mobutu, Lumumba, Léopold II, encore des nègres qui crèvent), Moi qui n'ai même pas appris à danser (ce n'est un secret pour personne, les Africains ont le rythme dans le sang !), qu'est-ce donc que je peux foutre comme chorégraphe dans ce temple de la Rigueur, de la Noblesse et blablabla ?

Aux armes, enfants de la Patrie ! Assez de cette souillure, vanité des vanités, prétention des prétentions ! Danser petit nègre comme déjà l'on parle petit nègre. Chorégraphier petit nègre.

Babiller la danse dans l'orthographe d'un texto... Toi pas sauter attitude, elle pirouetter arabesque, moi ramper entrechats, nous ballet bamboula... Puis mitonner le tout en un conte des origines pour bercer les bébés, rassurer les chaumières.

Car on le sait depuis les Antiquités : l'Afrique est l'enfance du Monde. Ainsi donc je m'en irai par monts et banlieues, danseur africain, les pieds pleins d'histoires exotiques à vendre, petites danses nègres pour enfants blancs, parce que j'ai besoin d'argent et que je suis bien à la place que la République m'a si généreusement attribuée.

****

Une parenthèse avant d'aller plus loin : j'ai perdu mon fond de commerce à la naissance de mon fils, métis franco-congolais. Avant, il suffisait de choisir mon camp et de crier mon arrogance au monde. Mais lui, dites-moi seulement quelles danses lui danser, qui ne soient des blessures saignantes écartelées par-dessus mers et murs ?

Hey, fils, voici ton père : danseur africain. Jambes lourdes qui ne savent plus sauter. Oreilles bourdonnant de poèmes confus. 1921. Anthologie Nègre. 1921. Batouala, Véritable Roman Nègre. 1923. La Création du monde. 2006. The Dialogues Series : ii. Véritable Ballet Nègre.

Maintenant que, de profundis, j'ai vidé mon stock d'histoires exotiques, que me reste-t-il d'autre à t'offrir sinon quelques déchets de l'Histoire... Il était une fois un maître de ballet tout-puissant, il était une fois une ballerine docile...

Ainsi j'en vins à comprendre cette ressemblance fondamentale entre les nègres et les ballerines : tous deux ont un maître... Refermons alors la parenthèse par une nouvelle expression politiquement correcte : « docile comme une ballerine » ; c'est-à-dire « j'aime pas les Arabes, au moins les Africains ne posent pas de bombes, ils font juste la fête ! »

Bravo les artistes ! Je comprends maintenant que vous ayez créé un ballet nègre sans les nègres, ils étaient tous déjà là, présents dans la condition même du danseur. Tous les danseurs sont des nègres, tous des écrivains de l'ombre ! J'exige donc mon invitation à tous les Ballets Russes, Suédois ou Opératiques de Paris, il est temps qu'enfin je rencontre tous ces nègres qui peuplent les plateaux et les coulisses des âges.

Camarades danseurs, mes frères, mes semblables, ce soir, pour notre premier véritable ballet nègre, nous ne porterons comme masque que notre infirmité :

1. Les premiers danseurs seront amputés de quelques membres

2. Les Étoiles grimées en nègres

3. Le corps de ballet sur la tête, pointes et sexes dans le vent.

Et pendant des heures, sans pause, nous nous donnerons en spectacle. Et puisque le temps est la seule richesse du nègre - la montre appartient aux maîtres -, nous nous arrangerons pour que ça dure jusqu'à l'insupportable ; car l'homme qui souffre n'est pas un éléphant qui danse... (pardonnez-moi, Césaire, si la citation n'est pas juste).

Dites-moi Cendrars, comment préserver l'intégrité du corps quand l'on n'est que violence et moignons ? Et vous, Senghor, que se serait-il passé si les ballets nationaux africains avaient interrogé le corps national plutôt que de le célébrer ?

Le tout aurait bien fait un ballet nègre, je pense, ballet de la cruauté, des mutilations, des compromissions, ballet de la honte... Et hourrah pour les minables ! Un roulement de tambours troués pour les perdants !

****

Et moi, et moi qui chantais le poing haut (pardonnez-moi encore, Césaire), quel malaise soudain dans cette salle ce soir, aucun nègre dans le public ! Ils sont là pourtant, il suffit de traverser les murs du théâtre pour les voir errer par grappes entières dans Paris.

Mais ils ne viendront pas. Je vois alors la couleur de ma peau (blanc-nègre-et-noix-de-coco !), je suis mal à l'aise mais je ne pars pas, je continue à gesticuler mon militantisme d'affamé... C'est que je suis un danseur africain, j'ai besoin d'argent pour m'occuper de mon fils, de mon clan... Pour ça je vends des histoires exotiques, petits contes nègres pour endormir les enfants blancs... En attendant d'autres rêves de révolte, en attendant le souffle juste pour dire la fin, la faim, un public à inventer...

Faustin Linyekula

Direction artistique

Faustin Linyekula

Compositeur

Fabrizio Cassol

Scénographie

Jean-Christophe Lanquetin

Costumes

Lamine Badian Kouyaté

Lumières

Virginie Galas

En dialogue avec

the Ballets Suédois

Ballet

Blaise Cendrars

Musique

Darius Milhaud

Rideau, décors & costumes

Fernand Léger

Chorégraphie

Jean Börlin

Reconstitution

Millicent Hodson, Kenneth Archer

Présentation

Kunstenfestivaldesarts, KVS

Production

CCN Ballet de Lorraine (Nancy)

Coproduction

Kunstenfestivaldesarts, Théâtre de la Ville (Paris)

Avec le soutien de

L’Ambassade de France en Belgique, KVS (Bruxelles)

En collaboration avec

Fondation Fluxum, Théâtre Gérard Philippe (Frouard)

La Fondation Fluxum a pour vocation d'encourager, de concevoir, de réaliser et de promouvoir des projets artistiques et culturels à Genève, en Suisse et à l'étranger. En 2000, la Fondation Fluxum, en association avec le Musée d'art et d'histoire de Genève et le Grand Théâtre, a produit la reconstitution du ballet original de Fernand Léger La Création du monde.

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