19 — 23.05.2009
Le fondateur de la Socìetas Raffaello Sanzio affirme vouloir créer un théâtre qui ne communique pas de message mais exerce un impact direct sur le spectateur. « Je cherche des lignes de force dans la matière obscure et j’agis sur le levier des émotions à travers des images qui se propagent en un mouvement immobile dans l’espace-temps. » Rien ne saurait mieux illustrer la force du propos que cette trilogie, oeuvre absolue d’une violence et d’une force esthétique implacables. Sa troisième et ultime étape, Paradiso, est une vision dans laquelle le spectateur pénètre seul durant quelques minutes. Un trou noir dont la possible lumière est à trouver en soi. Pour Castellucci, le « Paradis » est le chant le plus épouvantable de la Divine Comédie, « une forme d’exclusion renversée ». Un espace de muette contemplation, où l’humain se dissout, où toute subjectivité se trouve exclue. Et, en premier lieu, celle de l’artiste…
Une figure du désastre
La chapelle des Brigittines est envahie par un énorme cube qui occupe presque tout l'espace central de l'édifice. Le spectateur est introduit dans une pièce d'une blancheur éblouissante. C'est une chambre de décompression. Une ouverture ronde, comme un œil énorme, surgit au milieu d'une des parois. Cette rosace noire, comme un puits sans fond, se révèle être un passage que l'on peut emprunter. Parfaitement conforme à la dernière image du Purgatoire, ce centre obscur mène dans une pièce entièrement noire, dans un espace sans repères où règne une nuit qui questionne les sens. On entend des ruissellements d'eau assourdissants tandis que, à la lettre, on tâtonne dans l'obscurité. Le regard est soudain attiré par quelque chose qui semble un point lumineux à peine perceptible, minuscule, quelque chose par quoi on a l'impression d'être regardés, pris au piège. Tandis que l'eau continue à couler et forme une flaque qui luit faiblement, en un reflet éteint et sinistre, on aperçoit en haut une présence. Humaine ? Comme une image infernale, la silhouette qui peu à peu se libère semble littéralement enfoncée dans le mur jusqu'à la taille et lance des plaintes brèves, comme de regret.
Le voyant - spectateur qui n'est plus extérieur à ce qu'il voit -, est mené vers une région à laquelle l'œil humain n'accède pas et fait l'expérience d'une sorte de cécité, exacerbant ses autres sens dans la nuit.
Dans le Royaume de la haute lumière, Dante n'a-t-il pas recours au climax ascensionnel de la lumière jusqu'à la totale dématérialisation des bienheureux ? N'arrive-t-il pas par degrés au « couvent des robes blanches », des âmes volantes et enfin à l'Empyrée ? À la situation de radicale saturation lumineuse, à laquelle l'œil du spectateur est soumis, Dante ne fait-il pas correspondre une définitive interdiction de la vision et du verbe ? N'y a-t-il pas arrêt du récit dès lors que la mémoire du témoin fait défaut ? Ne se produit-il pas, en Dieu, une paralysie du regard ?
Le Paradis de Romeo Castellucci se place sur ce versant catastrophique, exactement au point où la vision met en crise le langage face à l'incommensurable vision de Dieu. Mais la partie paradisiaque ne se joue pas entre le visible et l'invisible. La disjonction sensorielle qui s'opère dans le passage d'un espace de blancheur à un espace de ténèbres n'est pas seulement provoquée par l'expérience des limites des facultés visuelles, mais par un sentiment croissant de solitude. Tous deux faisant partie d'un même tableau, les deux espaces qui constituent le bref itinéraire paradisiaque dessinent un objet topologique dans lequel il est impossible de distinguer la face externe de la face interne : sur l'ensemble paraît souffler l'artifice de l'éternité comme creuset des solitudes. L'effort de la silhouette entrevue et l'effort optique du spectateur génèrent une sorte d'agonie atemporelle: un désir de fin, bloqué dans une image qui est contrainte de durer. En l'absence de toute apothéose, la tension entre les deux espaces apparaît en effet comme un état d'équilibre conflictuel : vide amnésique, rejet de tout développement narratif, un avant et un après incapables de renaissance ou de destruction.
L'élément central du Paradis est alors précisément cette silhouette presque imperceptible, une piqûre, une tache, une minuscule coupure dans le champ du perçu ou, pourrions-nous dire comme Lacan, le sujet barré qui s'inscrit dans le cadre de la vision. Comme une proposition qui a perdu le fil du discours, le Paradis se fixe exactement sur ce « trou » déjà-toujours-manquant, insaisissable pour laisser la place à l'irreprésentable.
*Piersandra Di Matteo est critique d'art et historienne du théâtre. Elle poursuit des recherches auprès de la DMS/Université de Bologne et s'occupe principalement de spectacles contemporains. Elle collabore avec de nombreuses revues spécialisées dans ce domaine.
La Divina Commedia
Par Antoine de Baecque
La Divine Comédie est un poème sacré du poète florentin Dante Alighieri (1265-1321), comprenant trois parties, Inferno (L'Enfer), Purgatorio (Le Purgatoire) et Paradiso (Le Paradis), composées chacune de trente-trois chants, auxquels il faut ajouter un chant d'introduction. L'ensemble représente une somme de cent chants et de près de 15000 vers, écrite entre 1307 et 1319, quand, au soir de sa vie, Dante achève son œuvre, à la fois soulagé et mélancolique. La composition de La Divine Comédie est contemporaine à l'installation de la papauté à Avignon et donc à la construction du premier Palais des papes. Pour la culture occidentale, La Divine Comédie est davantage qu'un monument littéraire, c'est une référence. Même pour ceux qui n' l'ont jamais lu, ce texte fait sens et s'apparente à un pays mythique, dont on visite les enfers en redoutant ses peines, dont on parcourt le paradis en espérant ses joies. Nombre d'écrivains et d'artistes ont été fascinés par ce texte, sus images, ses visions, ses hallucinations, l'étendue de ses registres (amoureux, mystique, savant, allégorique, politique, poétique...), et beaucoup ont voulu le traduire pour mieux assimiler ses trésors (Dumas, Stendhal, Baudelaire, Nerval, Lautréamont, pour ne citer qu'eux). Romeo Castellucci, quant à lui, cherche à « précipiter La Divine Comédie sur la terre d'une scène de théâtre ». Il offre au spectateur, en trois étapes et trois lieux de Festival, une traversée, l'expérience d'une Divine Comédie.
Mise en scène, décors, lumières &costumes
Romeo Castellucci
Avec la participation de
Dario Boldrini, Michelangelo Miccolis, Davide Savorani et Martin Deweez
Collaboration aux décors
Giacomo Strada
Sculptures sur scène, mécanismes et prothèses
Istvan Zimmermann, Giovanna Amoroso
Présentation
Les Brigittines, De Munt / La Monnaie, Kunstenfestivaldesarts
Production
Socìetas Raffaello Sanzio
Coproduction
Festival d’Avignon, Le Maillon-Théâtre de Strasbourg, Théâtre Auditorium de Poitiers–Scène Nationale, Opéra de Dijon, barbicanbite09 London, deSingel (Antwerp), De Munt/La Monnaie (Brussels); Athens Festival; UCLA Live (Los Angeles), La Bâtie (Genève), Emilia Romagna Teatro Fondazione (Modena), Nam June Paik Art Center/Gyeonggi-do, Korea, Vilnius – European Capital of Culture 09, Vilnius International Theatre Festival Sirenos, Cankarjev dom / Ljubljana, F/T 09 Tokyo International Arts Festival, Kunstenfestivaldesarts