13 — 15.05.2009

The Forsythe Company Frankfurt / Dresden

Heterotopia

danse

Les Halles de Schaerbeek

⧖ 1h30

Le théâtre, susceptible « de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel », est selon Michel Foucault l’une des formes de l’hétérotopie. Avec sa compagnie, William Forsythe fait évoluer son oeuvre en des territoires inédits. Ses installations performatives entraînent le spectateur dans un réseau labyrinthique de sensations et de significations. Heterotopia, une des créations majeures de la Forsythe Company, est « une méditation sur la nature de l’interprétation et des erreurs que comportent ses efforts ». L’oeuvre se déroule en deux obscures « topographies du désir inarticulé ». L’une, un oratoire bruyant et surnaturel, interprété dans un langage inouï et pourtant intelligible, sert d’orchestre à l’autre, une étrange assemblée de créatures à l’écoute, dont les vaines tentatives de comprendre la musique engendrent des actions encore plus étranges. Une circulation s’établit entre les deux topographies, circulation du public et des performers, circulation du sens aussi, insaisissable et indéfiniment ouvert. Orchestrant avec virtuosité des moyens scéniques d’une richesse extraordinaire, Forsythe interpelle le langage et, partant, la possibilité d’une médiation du monde..

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Espaces à explorer : Heterotopia de William Forsythe

par Gerald Siegmund

Quand le public pénètre dans l’espace du spectacle, il se trouve face à une mer de tables, une installation devenue la marque de fabrique des spectacles récents de William Forsythe. Certaines d’entre elles sont disposées comme des tombes dans un cimetière. À partir d’un impénétrable monde souterrain, des danseurs surgissent de manière inopinée des espaces vides du dispositif pour gesticuler furieusement ou rire comme des hystériques. D’un côté, un danseur réaligne sans relâche une série de lettres pour former des mots dénués de sens, alors que les autres traversent la surface formée par les tables, s’arrêtent brièvement pour se rencontrer avant de continuer leur chemin sans plus se soucier des autres. Ils paraissent entièrement absorbés par ce qu’ils font, trouvent à tout moment d’autres positions à partir desquelles ils opèrent, de nouvelles possibilités qui les maintiennent dans un rouage. Un danseur saisit un microphone qui traîne et se met à parler. Le son généré dans cette caisse de résonance est transmis dans un second espace, séparé du premier par un mur d’épais rideaux. La qualité de ces sons, qui ont perdu leur source, se dégrade dans l’espace sombre du fond. Là, les danseurs écoutent et tentent de saisir les bruits et les parasites, à partir desquels ils interprètent des duos de contorsions étranges. Un piano qui demeure la plupart du temps intouché, est posé dans ce décor. Un objet qui semble évoquer la classe de ballet qui aurait pu se dérouler là. Le public est libre de se déplacer à sa guise, de s’asseoir, ou de changer d’espace quand il le juge opportun.

Le titre Heterotopia, une « œuvre » de William Forsythe, renvoie au célèbre essai de Michel Foucault, Des espaces autres. Le philosophe français a adapté deux chroniques radiophoniques enregistrées à la fin de l’année 1966 pour une conférence qu’il a tenue 1967 et n’en a publié le texte qu’en 1984, l’année de sa mort. Dans cet essai, Foucault opère une distinction entre les « utopies », qui n’ont pas de localisation réelle, et les « hétérotopies », qui ont des localisations véritables dans chaque société donnée. « Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont été dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés. » Au même titre que les cimetières, les hôpitaux, les lieux sacrés ou subculturels, ils se rapportent à tous les autres lieux de la société à la fois dans le but de représenter, contester et inverser leurs modes de fonctionnement. Selon Foucault, le théâtre est un de ces contre-emplacements. Il est capable de présenter différents lieux sur scène, soit simultanément, soit successivement. De même qu’une bibliothèque, le théâtre joue avec la chronologie pour assurer une unité de temps. Si toute pièce de théâtre peut le faire, que fait un spectacle qui s’intitule explicitement Heterotopia ? Il constitue l’hétérotopie des spectacles de théâtre et de danse traditionnels : c’est le lieu où les modes ordinaires d’interaction sociale, et la manière dont ils sont représentés dans un contexte théâtral, sont remis en question et explorés.

Comme Human Writes l’année précédente et The Defenders l’année suivante, Heterotopia a été créé en 2006 au Schiffbau Theatre à Zurich, en Suisse : un espace ouvert, immense, qui faisait autrefois office de chantier naval. Depuis lors, le spectacle a été présenté à la Festspielhaus de Dresden-Hellerau, au Festival de Danse de Montpellier et au Bockenheimer Depot à Francfort. Depuis Decreation (2003), un spectacle inspiré d’un opéra de l’auteure canadienne Anne Carson, William Forsythe s’intéresse de façon régulière à l’exploration du lien entre le son et le mouvement. Le point de départ d’Heterotopia réside également dans l’observation de la manière dont le mouvement circule à travers le corps pour influer sur les cordes vocales. Les postures du corps, si contorsionnées ou entortillées soient-elles, produisent certains sons résultant de l’effort physique. En prenant en bouche l’une des lettres posées sur les tables, que ressentirait-on et quel bruit cela permettrait-il de produire ? Ainsi, les mouvements et les formes sont traduits en sons qui ouvrent un espace acoustique faisant office « d’espace autre » que celui qu’on peut voir. Les moutons et les chèvres bêlent et béguètent, les oiseaux gazouillent, les abeilles bourdonnent et les mélodies s’entonnent. Le compositeur Thom Willems a transposé de manière électronique certains de ces sons et a ajouté des éléments musicaux à la partition en direct. En fermant les yeux, on peut se voir, couché par terre en pleine campagne, par un paisible jour d’été… Certains danseurs parlent en langues étrangères. Ils reproduisent les schémas d’intonation du russe ou de l’espagnol de manière si fidèle que l’on croit réellement entendre du russe ou de l’espagnol, mais ce ne sont en fait que des constructions artificielles. Néanmoins, le public ne peut s’empêcher d’avoir l’impression de comprendre le charabia hautement articulé produit par la bouche des danseurs.

Les hétérotopies répondant à la définition de Foucault se retrouvent partout dans le spectacle-installation de William Forsythe. Les espaces visuel et acoustique sont divisés, séparés et conçus pour proliférer. Les deux espaces attenants constituent l’hétérotopie la plus évidente : le premier espace à l’avant, clair et animé, générateur de sons, et à l’arrière le second espace, sombre et réceptacle des bruits. En outre, l’espace avant est lui-même partagé entre une moitié supérieure visible, au-dessus de la surface formée par les tables, et un espace labyrinthique en-dessous, que le public ne peut voir qu’en partie. L’espace acoustique de la pièce avant devient l’espace acoustique de la pièce arrière, où se crée, avec les danseurs et la pièce elle-même, un lieu entièrement différent. Les mouvements des danseurs sont transposés en sons, ce qui transforme leur corps en hétérotopies où l’humain devient animal. Les corps occupent inévitablement de l’espace. C’est pour cela que ce sont des corps. Bien que le corps soit très factuel, il est capable, comme le dit Foucault, de s’imaginer, d’effectuer une projection de lui-même informe et en état d’apesanteur. Il a l’aptitude de transcender ses limites et de se voir différemment de ce qu’il est, s’inventant ainsi une nouvelle forme. Voilà pourquoi le corps humain en tant que tel est le site des hétérotopies.

Ce dont il est alors question dans Heterotopia est la potentialité de la communication humaine. Dans une série de transpositions hétérotopiques d’un espace à l’autre, toute signification se perd. Nous sommes laissés à la dérive dans un océan d’actions en apparence aléatoires et de sons qui, étrangement, donnent une impression de cohérence. Peut-être est-ce simplement le cas parce que nous désirons leur trouver une cohérence. Mais le caractère primitif des sons et des actions provoque des affects qui circulent de corps à corps, traduisant les espaces émotionnels des danseurs en état émotionnel du public. Si les sentiments sont hautement subjectifs, collent à la peau et n’appartiennent qu’à soi, les affects sont dialogiques et communiquent. Là où le théâtre et la danse classiques englobent ces affects dans une narration, un personnage ou une union significative, Heterotopia les isole pour les analyser. C’est en cela que le spectacle explore la communication sous le niveau de communication et met à jour l’aptitude du langage, du son et du mouvement à créer de l’espace pour une interaction avant même que le phénomène n’ait lieu. Heterotopia fonctionne comme un geste qui ouvre des possibilités sans chercher à établir de sens ou de vérité, offrant au public des espaces à explorer.

Par
William Forsythe

Avec
Yoko Ando, Cyril Baldy, Esther Balfe, Francesca Caroti, Amancio Gonzalez, David Kern, Ioannis Mantafounis, Fabrice Mazliah, Roberta Mosca, Tilman O‘Donnell, Nicole Peisl, Jone San Martin, Parvaneh Scharafali, Yasutake Shimaji, Elizabeth Waterhouse, Ander Zabala

Musique
Thom Willems

Création sonore
Dietrich Krüger, Niels Lanz

Costumes
Dorothee Merg

Dramaturgie
Freya Vass-Rhee

Présentation
Les Halles de Schaerbeek, Kunstenfestivaldesarts

Production
The Forsythe Company

Entrée interdite aux enfants de moins de 12 ans.

The Forsythe Company est soutenue par la ville de Dresden et l’Etat de Saxony ainsi que par la ville de Franckfurt am Main et l’Etat de Hesse. The Forsythe Company remercie Susanne Klatten ainsi que Ernst&Young pour leur soutien.

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