01.05.2007

The Forsythe Company Frankfurt / Dresden

Human Writes

performance / installation — premiere

Les Halles de Schaerbeek

Paris, le 10 décembre 1948. L'Assemblée générale des Nations unies signe la Déclaration universelle des droits de l'homme. Une tentative de définition, en trente articles, des plus importants droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels de l'homme. Presque soixante ans plus tard, William Forsythe transforme le texte en une métaphore puissante et profonde. Human Rights devient Human Writes. Soixante danseurs, certains de la Forsythe Company et d'autres de Bruxelles, se rassemblent autour de tables dispersées dans les Halles de Schaerbeek. Sur chaque table : une grande feuille blanche sur laquelle les danseurs tentent de tracer au fusain un extrait de la déclaration. Simple en théorie, mais difficile et périlleux dans la pratique. Les danseurs, dont la liberté de mouvements est entravée, adoptent les poses les plus inappropriées pour former les lettres sur papier. Ce qui commence comme un jeu spontané et innocent évolue petit à petit vers une performance qui porte le poids accablant de la contrainte physique. Époustouflant.

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Rendre possible l’impossible : Decreation et Human Writes de William Forsythe

Dans la carrière de tout artiste, il arrive un moment où les principes et les paradigmes de création et de production, adoptés de longue date, sont remis en question. En trente ans de carrière, William Forsythe a créé trois pièces qui peuvent être considérées comme les piliers de sa conception du ballet, de ses prémisses historiques et de ses modes de fonctionnement. Gänge, dont le premier volet a été produit par le NDT en 1982, entamait son exploration du monde du ballet sous l’angle d’un discours composé de règles chorégraphiques et de descriptions verbales, issues de la réflexion des danseurs sur leur quotidien, qui conduisait à la création de leurs rôles sur la scène. The Questioning of Robert Scott †, présenté en première par la compagnie Ballett Frankfurt en 1986, a suscité l’intérêt de Forsythe pour la coordination physique du corps du danseur de ballet lui-même. L’alignement classique des membres a été déstructuré et réaligné ; l’orientation du corps dans l’espace a été modifiée de manière révolutionnaire en faisant se déplacer l’attention du danseur, traditionnellement portée sur des points dans l’espace, vers des pulsations émanant de son corps ; la structure chorégraphique a été élargie en percevant les positions et les mouvements comme des informations susceptibles d’êtres lues, assimilées et réinjectées dans la structure. Tout cela a débouché sur ce que nous appelons aujourd’hui le « style Forsythe » ou, plus précisément, sa sensibilité spécifique au mouvement.

Cependant, William Forsythe, dont on connaît l’intérêt pour de nombreux domaines artistiques et scientifiques, a toujours refusé de se laisser étiqueter. Si, pendant près de deux décennies, Robert Scott a servi de référence à la remise en question des principes du ballet, Decreation se veut le modèle d’un nouveau domaine d’investigation. Dès sa première, le 27 avril 2003 au Bockenheimer Depot de Francfort, Decreation faisait pressentir la naissance d’un nouveau courant. Dès lors, le premier intérêt de Forsythe n’est plus le séquencement de mouvements dans le temps et l’espace, ni l’invention de structures chorégraphiques qu’il incombe aux danseurs de remplir par des improvisations structurées, mais d’explorer des états physiques auxquels le corps est amené par des méthodes spécifiques de création de mouvements.

Le titre Decreation fait référence à l’opéra éponyme de l’auteure canadienne Anne Carson, dans lequel elle entremêle trois histoires pour parler d’amour, de jalousie et du voyage de l’âme vers Dieu. Anne Carson met la mythologie de Mars et de Vénus trompant Vulcain, en regard d’un texte de Marguerite Porète, une mystique du XIIIe siècle, qui explore son amour pour Dieu par le biais de l’idéal de l’amour courtois. La troisième ligne de pensée s’inspire de la relation à Dieu de la philosophe française Simone Weil, dont Carson s’est nourrie pour surmonter la douleur de son propre divorce. C’est à partir de ce ces triangles amoureux que Carson distille la perspective de Decreation : un processus d’autoquestionnement, un fructueux travail de sape de l’ego, aboutissant à la création d’un espace pour une chose jusque-là inconnue et inédite. Les textes dits ou chantés par les interprètes proviennent toutefois d’un autre ouvrage d’Anne Carson, The Beauty of the Husband.

Comme il en est toujours le cas pour William Forsythe, ces histoires ne sont pas représentées sur scène par des personnages qui interprètent l’amour, la traîtrise, la jalousie ou l’espoir. En lieu et place, le chorégraphe en tire des principes structurels dont découle une certaine qualité de mouvement. L’histoire, ou sa teneur, ne se déroule donc pas dans les personnages, mais dans la présence physique de leurs corps décentrés. Lors des répétitions, que de nombreux danseurs ont décrites comme particulièrement ouvertes, ludiques et expérimentales, plusieurs moyens ont été utilisés pour rendre le mouvement impossible. Les danseurs s’entravaient de cordes tout en essayant d’exécuter certains pas. Les mouvements étaient ensuite répétés sans cordes, modifiant dès lors la sensibilité avec laquelle ils pouvaient être exécutés. Un danseur avait reçu pour tâche d’exécuter « tous les mouvements possibles » en une minute et demie. À supposer que « tous les mouvements possibles » puissent être imaginés, personne ne serait capable de les accomplir en un temps aussi limité. Mais l’idée, en elle-même, a suffi à ouvrir des voies qui ont eu un impact réel sur les mouvements effectués, que l’on a dessinés et enregistrés avec du charbon sur des morceaux de carton blanc, les danseurs s’y jetant parfois pour laisser la trace de leur corps.

De cette exploration ludique de l’impossible s’est dégagé un principe : celui de la voie indirecte qu’empruntent le mouvement et l’émotion, de leurs rebonds, des détours qu’ils décrivent avant d’arriver à un résultat inattendu. Dana Caspersen qualifie le principe du mouvement ainsi découvert de « cisaillement » : « C’est un état dans lequel le corps entre, et dans lequel aucune approche, vocale ou physique, n’est directe. Par exemple, lorsqu’on s’approche d’un micro ou d’une personne, nos pensées peuvent aller dans cette direction alors que notre corps s’en écarte comme par ricochets, s’éloignant de la pensée, dans une série de réfractions obliques. Le corps devient une prolifération de courants angulaires, un état de réaction complexe et fragmentée ».[1]

Les traces de ces expériences se retrouvent dans l’œuvre. Dans la première scène, une femme filme la moitié inférieure du corps d’une danseuse et la projette sur un écran placé à l’arrière du vaste plateau. Une autre danseuse entre en scène et se place derrière l’écran, son corps devenant ainsi un assemblage de deux images qui ne correspondent pas. D’une bouche grotesquement déformée, elle parle d’un menteur et d’un traître, et accuse son interlocuteur imaginaire de mener une double vie, tandis que ses doigts accusateurs tiraillent et déchirent ses propres vêtements. Vers la fin de la pièce, une table ronde installée près de l’écran est amenée vers l’avant. Les danseurs prennent leur chaise et s’asseyent autour de la table couverte de poussière de charbon. Une danseuse, tenant une cigarette allumée entre les orteils, se roule dessus jusqu’à ce que son corps soit totalement couvert de suie. Soudain, les danseurs rompent cette scène aux allures de rituel en traînant leurs chaises vers l’arrière du podium et en se dispersant.

De son idée originale de mettre en scène l’opéra d’Anne Carson Decreation, Forsythe n’a gardé que le niveau sonore, qui marque la pièce de son empreinte.

Forsythe chorégraphie le visage de ses interprètes : leur bouche contredit les mouvements du reste de leur corps, rendu grotesque, au travers duquel rugit leur voix. Le son, qui provient directement des mouvements, est de surcroît déformé par des filtres électroniques. David Marrow signe la musique, qu’il interprète en direct au clavier. Elle se compose de séquences et de notes individuelles, oscillant et bondissant nerveusement entre les aigus et les graves, comme sur le point de disparaître dans l’abysse.

Le mouvement qui en résulte est « sans usage » au meilleur sens de l’acception, c’est-à-dire qu’il n’a pas d’intention, et n’est donc virtuellement pas tenu de représenter quoi que ce soit. Le résultat n’est pas une chorégraphie composée de pas. La pièce est structurée selon des principes théâtraux : contraste entre proximité et distance des actions dans l’espace, dynamique des scènes et de la musique. Decreation crée des corps investis de forces conflictuelles, mais refuse de les emmener vers un endroit spécifique. Les corps sont défaits ou « dé-créés » parce qu’ils sont des corps pluriels. Les danseurs se défont de toute forme ou identité traditionnellement associée à l’unité du corps. N’ayant plus besoin d’être « un », ils se dé-créent pour faire place au mouvement, n’interprètent ni rôle, ni personnage, ne suivent aucune technique chorégraphique. Si ce n’est celle d’une sensibilité particulière qui consiste à répondre aux mouvements autour d’eux, à les absorber comme par osmose, en se distançant de leur corps au cours du processus.

Au cours des dix dernières années, William Forsythe s’est appliqué à la création de performances-installations qui dépassent de loin l’espace du théâtre classique. Des projets tels que White Bouncy Castle, City of Abstracts, ou Scattered Crowd créent des situations de laboratoire dans lesquelles le public est amené à se mouvoir en suivant des paramètres sciemment élaborés. Parmi ces projets, Human Writes se distingue par ses implications politiques. En collaboration avec Kendall Thomas, professeur en droit à l’Université Columbia à New York, William Forsythe a créé un spectacle qui prend pour point de départ la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, ratifiée par les Nations unies en 1948. Le titre joue sur l’homophonie entre les mots rights (droits) et writes (écrit), tandis que les danseurs et le public entreprennent d’épeler ensemble les termes de la Déclaration. Les danseurs et le public partagent le même espace, qui se transforme à mesure que le public prend part à l’action.

Ce spectacle, présenté en première à la Schiffbauhalle de Zurich en octobre 2005, a également été joué à Dresden-Hellerau et à Francfort. Selon la taille de la salle, 40 ou 60 tables s’y dressent, soigneusement alignées et nappées de papier blanc. En y regardant de plus près, on y découvre, finement écrits au crayon, des mots et des phrases extraits de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Ce sont ces mots qui doivent apparaître pendant les trois heures de la performance, et auxquels il faut s’atteler afin de leur donner pleine visibilité, et, par implication, force de loi.

Le spectacle recourt à des improvisations utilisées lors des répétitions de Decreation. L’impossibilité, par exemple, cesse d’être un simple principe pour devenir le mécanisme par lequel des mouvements imprévus sont générés dans la sphère sociale. Tous les écrits doivent être exécutés de manière indirecte et dans des conditions laborieuses pour souligner la difficulté d’appliquer les principes de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme dans le climat politique actuel de prétendue menace terroriste. Les cordes et le charbon sont les instruments de la lutte contre l’arbitraire. Sur la table, un danseur couché sur le dos tient un morceau de charbon dans chaque main. Normalement, il bougerait les mains pour écrire. Mais ici, elles restent immobiles pendant que le danseur se tortille sur la table ; ce ne sont donc pas les mains qui écrivent, mais d’autres parties du corps.

Au début, les danseurs travaillent seuls à leur table tandis que le public se promène et regarde les différentes manières dont ils remplissent leurs tâches. Après quelque temps, le public est invité à se joindre à eux et à les aider. À mesure que les actions gagnent en dynamisme, les tables, renversées, empilées ou dressées à la verticale, jettent des ponts entre différents espaces du spectacle, jusque-là isolés. La communication entre les participants s’intensifie. Un danseur demande à une personne du public de tenir un bout de la corde dont il tient l’autre bout. On insère un morceau de charbon dans la corde que l’on fait vibrer ensemble, et le charbon percute la table comme un marteau sur un clou. Chaque danseur a créé son propre univers de petits spectacles, dans le respect des paramètres de la voie indirecte. Ils sont totalement libres de modifier l’ordre des saynètes.

Bien que la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ne gagne pas en lisibilité, une chose devient claire. Ce n’est qu’en œuvrant ensemble que la tâche peut être accomplie. Ce n’est qu’en nous salissant les mains (avec le charbon) que nous pouvons changer la situation. Human Writes crée à la fois un espace d’expériences concrètes et d’échanges, et un imaginaire dans lequel nous agissons comme si l’impossible était à notre portée. Voilà le geste politique de cette performance-installation qui crée un espace imaginaire, dans lequel la validité de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme peut émerger. Les lettres, les mots et les phrases de la Déclaration nous lient. Que l’on tourne autour, que l’on s’en éloigne ou que l’on s’en détourne, leur force continue à nous interpeller en permanence.

Gerald Siegmund

[1] Dana Caspersen, “Der Körper denkt: Form, Sehen, Disziplin und Tanzen”, in: Gerald Siegmund, William Forsyth - Denken in Bewegung, Berlin: Henschel Verlag, 2004, p. 114 [version originale de la citation en anglais].

Chorégraphie
William Forsythe

D'après un essai de
Anne Carson

Scène
William Forsythe

Lumières
Jan Walther, William Forsythe

Musique
David Morrow

Costumes
Claudia Hill

Dramaturgie
Rebecca Groves

Création vidéo
Philip Buβman

Création sonore
Niels Lanz, Bernhard Klein

Caméra
Dietrich Krüger

Présentation
Théâtre National de la Communauté française, Kunstenfestivaldesarts

Production
The Forsythe Company

Danseurs
Ando Yoko, Baldy Cyril, Caroti Francesca (24/05), Caspersen Dana, Gonzalez Amancio, Kern David, Krummenacher Marthe (25/05), Mantafounis Ioannis, Mazliah Fabrice, Mosca Roberta, Reischl Georg, Roman Christopher, San Martin Jone, Siegal Richard, Waterhouse Elizabeth, Zabala Ander

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