14 — 17.05.2004

Rabih Mroué Beyrouth

Looking for a missing employee

théâtre / performance

Le 140

Anglais | ⧖ 2h(withintermission)

« On signale la disparition, mercredi dernier à midi, d'un employé du Ministère des Finances dénommé R.S., qui laisse derrière lui une famille sans ressources. Son épouse réclame le droit de connaître qui, de l'Etat libanais ou de toute autre faction, le tient détenu. La disparition de R.S. est une tragédie pour ses proches mais elle fait aussi preuve d'un total irrespect pour eux en tant que citoyens. » Partant d'un fait divers, Rabih Mroué (Biokhraphia avec Lina Saneh en 2003) explore le théâtre d'une affaire policière, politico-financière. Dans les relations qu'en fait la presse, il traque la vérité. De couverture en couverture, plus les pièces à conviction s'emboîtent, plus elles se désajustent...

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Le récit complet

par Akram Za'tari

Le titre « Le récit complet » s’utilise souvent dans les médias pour annoncer la révélation d’éléments nouveaux dans une affaire, preuves et documents à l’appui. Utiliser le mot « complet » répond au sentiment répandu dans le grand public que le fait d’être complet suppose la véracité, exempte de toute manipulation, et qu’une certaine vérité peut ainsi voir le jour. Utiliser de tels termes implique ce qui suit :

- que l’affaire est close, qu’elle appartient au passé,

- que la vérité est révélée sur base des preuves récoltées,

- que le journal en question est un média neutre et objectif qui propose un récit, sans pour autant que l’information fasse partie de la révélation que contient le récit.

D’autre part, il y a des agissements, par exemple la récolte des informations, qu’on ne justifie qu’avec peine. Les collectionneurs développent souvent une passion envers certains objets tels cartes postales, timbres-poste, monnaies, etc. Quand tous les éléments d’une série sont rassemblés, cette série est « complète » et on peut encore difficilement y ajouter quelque chose. Une série de six timbres est complète dès que le collectionneur les a collectionnés tous les six. Le processus de collection s’efforce d’atteindre un nombre fixe d’objets dans chaque série. De plus, le fait de collectionner a toujours eu un aspect spéculatif. Les timbres, les cartes de téléphone ou les monnaies qui sont édités aujourd’hui méritent d’être collectionnés parce qu’on espère que ces objets augmenteront en valeur après un certain temps.

Dans Looking for a Missing Employee (A la recherche d’un employé disparu), Rabih Mroué présente un cahier où il collectionne tout ce qui paraît dans les journaux locaux concernant la disparition d’un fonctionnaire d’Etat. L’affaire démarre avec un court communiqué de presse, mais se termine quelques mois plus tard à la une de tous les journaux, lorsque le cadavre du fonctionnaire est retrouvé. A l’origine, la motivation de Rabih pourrait être considérée comme une simple passion de collectionneur. Toutefois, il est clair que c’est aussi la motivation d’un artiste qui s’intéresse à l’utilisation de documents qu’apporte l’actualité, qui s’efforce de comprendre comment les rumeurs, les accusations publiques, les conflits et scandales, tant nationaux que politiques, ont leur impact sur la vie publique telle qu’elle est nourrie par la presse écrite. Dans cette œuvre, l’actualité se colore d’intemporalité, parce qu’elle est dépouillée de sa valeur d’information, au bénéfice de sa signification culturelle et politique. Mais dans sa démarche, Mroué est conscient qu’il ne s’agit que d’une tentative pour esquisser un réseau de modèles, ne menant nulle part. Sa mission : scruter le pouvoir, dont les ramifications surgissent dans une affaire de petite envergure, en l’occurrence la disparition d’un fonctionnaire. L’artiste se transforme en nouvel historien, ses écrits contiennent des mystères et des schémas non résolus qu’il ne peut déchiffrer à l’aide des instruments et de la logique ordinaires.

Mroué fait penser fortement au Dr. Fakhoury, le protagoniste de l’Atlas Group, pour l’intérêt qu’il porte à collectionner tout ce qui regarde la vie publique. Il « gèle » pour ainsi dire l’information qui ne pourra se déchiffrer que dans le futur – peut-être lorsque le sujet ne sera plus d’actualité. C’est pourquoi les coupures de presse sont soigneusement sélectionnées, datées et collées dans un cahier qui raconte le récit complet d’une histoire truffée de lacunes.





AL HAYAT 29 Nov. 2003

Rabih Mroué théâtralise la disparition…

en une métaphore existentielle et politique

Missing Employee: un fil entre la vérité et le mensonge

[…] Les yeux sont braqués sur la scène sur laquelle trône une longue table, probablement un bureau ; derrière la table une chaise fait face au public ; mais une chaise vide, qui restera vide durant toute la pièce. Sur le mur de fond trois grands écrans : un des écrans est placé au milieu de la scène juste derrière la chaise, entouré des deux côtés des deux autres écrans un peu plus haut placés. Mais où sont donc les acteurs ? Quelle surprise nous réserve encore Rabih Mroué, auteur, metteur en scène et interprète de ce travail, lui qui nous a habitués aux défis les plus inouïs à chaque nouveau travail, toujours aux indicibles limites du réel et de l’imaginaire ? Où est-il d’ailleurs Rabih Mroué ? Nous attendrait-il dehors (en référence à sa création Entrez Monsieur, Nous Vous Attendons Dehors présentée en 1998) ?

Cette absence du corps réel de l’acteur qui se « cache » et délègue sa présence à son image est en relation organique avec le sujet et le thème de la pièce. Dans cette nouvelle création, Rabih Mroué travaille sur la poétique de la disparition dans ses dimensions symboliques, comme étant peut-être le seul moyen ou le seul accès possible à la liberté pour des individus piégés par une société de communautés confessionnelles, tribales, parentales, régionales… L’acteur nous raconte, en son propre nom, comment, à une certaine époque, il se prit à découper dans les journaux les petites annonces sur la disparition d’individus, et à les coller dans un cahier (qui me fait penser à une sorte de Chronique de disparition en référence au film de Elia Suleiman). Rabih Mroué porte un regard sur la disparition comme étant un des « signes de la modernité » (!), c’est-à-dire une sorte d’échappatoire, de fuite à travers de fines fissures du fardeau de l’hégémonie des communautés. Il dit que ce qui l’intéresse, c’est la disparition en tant qu’existence suspendue, en tant que « mort de l’idée et non du corps » ; quand l’individu « existe et n’existe pas en même temps, qu’il est vivant et non vivant […], absent mais reviendra bien peut-être »… Ce qui suppose et impose l’ajournement renouvelé de tout, même des larmes…

L’absence est donc un choix esthétique, une métaphore politique et existentielle, la pierre de touche dans le travail de Rabih Mroué. L’absence ou la disparition de l’acteur, de l’auteur, du texte, l’absence ou la disparition du héros, du personnage, et du sujet (faut-il ajouter : l’absence de l’Etat, des institution légales, de la justice et de la logique ? Pourtant le travail de Rabih Mroué est loin d’être chargé d’aucune prétention idéologique !), et enfin l’absence ou la disparition de « la pièce de théâtre » elle-même à laquelle nous étions venus assister. Car il n’y a là en fin de compte (du moins en apparence, mais l’apparence est là l’essence du travail), que des coupures de journaux soigneusement assemblées et archivées dans trois cahiers de différentes couleurs et tailles. Trois cahiers scolaires que l’acteur-narrateur (qui interprète son propre personnage « réel ») manipule, consulte, trois cahiers dont il lit des passages, commentant, expliquant, contemplant, résumant, essayant de dénouer les fils inexorablement entremêlés d’une histoire fort complexe, ardue, inquiétante, étrange. Peu à peu, l’histoire se clarifie, et la pièce se monte à travers l’effort acharné de l’acteur pour résoudre l’énigme, découvrir les secrets, et rendre présent l’absent.

Rabih Mroué travaille le réel en partant de la considération suivante : rivalisant d’étrangeté avec l’imaginaire ou le fictif, le réel devient en soi une œuvre artistique complexe et composée. Ainsi, dans sa nouvelle création Missing Employee, Rabih Mroué continue sa recherche artistique sur le sens du spectacle et de la théâtralité, jouant sur leurs extrêmes limites afin de mieux explorer leurs possibles fonctions aujourd’hui, à l’ère de l’internet et des multimédias. Et il en déduit encore une fois, l’impossibilité du théâtre tel que nous avons été habitués à le connaître et à le reconnaître ; aussi, le dévie-t-il de son droit chemin, tentant de nouveaux moyens et techniques, et nage à contre-courant. […] Rabih Mroué essaie de nous dire que le théâtre est désormais ailleurs.

Pierre Abi Saab


 

Tekst en regie/ Ecriture et mise en scène/ Written and directed by: Rabih Mroué

Met/Avec/With : Rabih Mroué, Hatem Imam

Assistenten techniek/Assistants techniques/Technical assistants: Feyrouz serhal, Lina Saneh, Ali Cherry.

Stem coach/Coach voix/Voice coach: Lisa Ball-Lechgar

Decor/Décor/Set: Samar Maakaron, Talal Chatila

Video - interview: Mohamed Soueid - Pamela Ghoneimeh

Regie-assistent/Assistant à la mise en scène/Assistant director: Maya Zbib

Vertaling/Traduction/Translation: Ziad Nawfal

Fotos/Photos: Houssam Mchaiemch.

Productie/Production: Christine Tohme - Ashkal Alwan - Nov. 2003

Presentatie/Présentation/Presentation: Théâtre 140, KunstenFESTIVALdesArts

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